Deux témoins du Christ ressuscité : Paul Evdokimov et Olivier Clément

PAUL EVDOKIMOV (1901-1970)

Paul Evdokimov naît à Saint-Pétersbourg, cette ville ouverte sur l’Occident. Son père, qui était colonel, est tué lors d’une parade par un révolutionnaire, et sa mère, une femme très croyante, qui était hostile à la peine de mort, demande que le meurtrier soit jugé mais non fusillé. Elle mène son fils dans les monastères, si bien que cet élève de l’école des cadets aura été rompu à la double discipline militaire, et celle inspirée par l’idéal de la vie monastique.

Durant les bouleversements révolutionnaires, une femme prédit au jeune Paul qu’il aurait la vie sauve grâce à un homme roux. Peu après il est fait prisonnier par un détachement de soldats de l’armée rouge auxquels leur chef ordonne d’aller le fusiller dans la forêt. Mais, au lieu de mettre cet ordre à exécution, le soldat laisse providentiellement filer son prisonnier. Ce soldat était roux. Plus tard, un soir où il bivouaquait par un froid intense, mon père se pelotonne du mieux qu’il peut, son cheval se couche en arc de cercle au plus près de lui. Le lendemain matin le cheval était mort, gelé, mais son cavalier avait eu la vie sauve, providentiellement encore.

Sonne l’heure de l’exil, et après une étape de deux années à Constantinople, où il travaille dans un restaurant — il gardera toujours le goût de cuisiner —, il arrive à Paris. Là une expérience bouleversante, providentielle aussi, l’attend : la confrontation de sa culture russe avec l’Occident. En chassant un grand nombre d’émigrés sur les routes de l’Europe, la révolution avait favorisé, à son corps défendant, la reprise d’un dialogue des chefs spirituels de l’Eglise d’Orient avec les représentants des Eglises d’Occident, dialogue qui avait été interrompu depuis un millier d’années. Dans sa cruelle violence antichrétienne, le nouveau régime mis en place à Moscou avait facilité, bien malgré lui, le renouveau d’une communion spirituelle, fraternelle, entre orthodoxes d’une part, catholiques et protestants d’autre part, qui jusque là avaient vécu dans une superbe ignorance réciproque.

Paul Evdokimov fera partie de la première promotion des étudiants de l’Institut de théologie Saint-Serge — où il aura comme maîtres des hommes comme le père Serge Boulgakov —, puis il se marie avec une nîmoise, brune et exubérante, d’origine russe par sa mère ; lui-même avait le type blond aux yeux bleus propre aux peuples nordiques. De cette union naîtront deux enfants. Installée sur la côte d’azur, la famille, sous la pression de Mussolini, est chassée de ses pénates, et finit par trouver refuge à Valence. Mon père s’accommode de cet état d’errance, sans se plaindre. Il était de la trempe de ces « pèlerins russes » qui peuvent s’installer n’importe où sur la surface de la terre, car il avait appris de Dostoïevski, un de ses maîtres à penser, que les racines de l’homme ne se trouvent pas ici-bas mais sont ailleurs, dans un autre monde.

Pendant la guerre, alors que les armées nazies déferlent sur l’Europe et que la fumée des fours crématoires s’élève au-dessus des camps, il rédige une thèse de philosophie : Dostoïevski et le problème du mal. Au lendemain de la guerre, il sort un maître ouvrage, L’Orthodoxie, qui a nourri des générations de théologiens et qui lui vaut d’être nommé professeur à Saint-Serge à la chaire de théologie morale. Son cours, qu’il a professé jusqu’à sa mort, vient d’être publié aux éditions du Cerf sous le titre : Une vision orthodoxe de la théologie morale.

La paix revenue, après la mort de sa femme, Paul Evdokimov monte à Paris, se met au service du prochain dans le cadre de la CIMADE (service d’entraide auprès des réfugiés), et dirigera des foyers peuplés de « personnes déplacées » venant au début essentiellement des pays de l’Est, en particulier le foyer d’étudiants de Sèvres : « J’avais été appelé à mettre ces âmes en présence du Seigneur dans un état de prière sous la grâce de Dieu ». C’est alors la plongée dans le mouvement œcuménique où il joua, avec d’autres, un rôle de pionnier : cours au château de Bossey, près du Conseil œcuménique des Eglises à Genève, à l’ISEO (Institut supérieur d’études œcuméniques, près l’Institut catholique), observateur au Concile de Vatican II. « L’œcuménisme, paradoxalement, conduisait vers le cœur rayonnant de l’Orthodoxie ».

Les livres se succèdent régulièrement. Deux d’entre eux viennent d’être réédités aux éditions DDB. Dans le premier : Les âges de la vie spirituelle, l’auteur analyse les éléments de la foi et de la vie spirituelle, permettant à l’homme moderne de retrouver la voie du silence, de la prière, de la contemplation. Il s’interroge à propos de l’athéisme : quelle sorte de Dieu nie-t-il ? Le Dieu du châtiment, certes, mais aussi le Dieu d’amour qui meurt en pardonnant à ses bourreaux. D’après Olivier Clément ce livre aurait détourné certains jeunes du suicide. Le second est : La femme est le salut du monde. Dans ce grand ouvrage l’auteur aborde la difficile question du féminin à partir des charismes propres à l’homme et de ceux propres à la femme, dont on ne peut abolir la différence : « si le propre de l’homme est d’agir, celui de la femme est d’être, et c’est la catégorie religieuse par excellence ». A l’instar de saint Séraphin, l’auteur voit dans la femme le sexe fort dans le domaine de la vie spirituelle. La vocation de la femme est d’aider l’homme à se comprendre et à réaliser le sens de son propre être. Dans lignée de ce dernier ouvrage, Le sacrement de l’amour est une belle étude, approfondie du mariage qui, dans l’Eglise orthodoxe, n’est pas un contrat, car le couple trouve son but en lui-même dans l’amour donné par Dieu. Un divorce, ce n’est pas la rupture d’un contrat, mais une blessure portée à l’Amour, tel que Dieu nous en fait le don.

Dans La prière de l’Eglise d’Orient il examine l’articulation entre prière personnelle et prière liturgique, où cette dernière ne doit pas occulter la parole que l’homme adresse à Dieu en son nom personnel. Il aime citer cette parole de saint Jean Climaque : « Ton amour a blessé mon âme, et mon cœur ne peut souffrir ses flammes. J’avance en te chantant ». On retrouve le thème de l’émerveillement qui, au-delà des concepts intellectuels, saisit le mystère de manière ineffable. Dans ce livre sur la prière en Orient, abondamment nourri par les Pères de l’Eglise dont l’auteur avait une connaissance approfondie, comme s’ils étaient ses « amis », il présente les moyens donnés à l’homme pour s’élever à Dieu, pour le connaître : la liturgie, l’iconographie, l’expérience mystique, le message de l’Eglise. Saint Athanase, d’autres avec lui, disait que Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne Dieu. C’est ce qu’on appelle la déification : « l’homme devient selon la grâce ce que Dieu est selon la nature ».

Sur les traces de Berdiaev et d’autres penseurs religieux russes qui s’étaient réfugiés à Paris, au point que l’on a pu parler de « l’Ecole de Paris », Evdokimov vivait intensément la période de bouleversements historiques de la première moitié du XXe siècle. Il attendait fermement une transfiguration de l’orthodoxie où celle-ci, sortie de son ghetto séculaire, par une humble conversion à l’Esprit, accèderait à l’universalité, et saurait transcender ses péchés mignons : les ritualismes formels, un cléricalisme étroit, des nationalismes crispés. (cf. Un nouveau Moyen-Age de Nicolas Berdiaev et, tout récemment, le Journal d’Alexandre Schmemann).

L’Esprit Saint dans la tradition orthodoxe propose un but à l’œcuménisme : ce serait l’accord de la foi des trois Eglises, romaine, issues de la Réforme, orthodoxe, dont l’unité et la parfaite égalité reflèteraient comme dans un miroir le Mystère des trois personnes divines.

Dans L’art de l’icône, la théologie de la Beauté, nous est présentée une méditation contemplative, chaudement colorée, fruit d’un émerveillement devant les mystères divins. Les icônes sont « les ineffables éclairs de la beauté divine », de cette beauté qui, selon Dostoïevski, sauvera le monde.

Donc, Paul Evdokimov est un théologien aux dons variés, philosophe, poète, chez qui les images sont un langage naturel. A ses yeux les saints étaient des artistes, car la vie spirituelle est un art. Dieu, pour lui, était tout simplement « Celui qu’aime mon âme ». Il détestait l’abstraction intellectuelle : le théologien, dans son esprit, n’est pas quelqu’un qui spécule, mais qui, comme disait Evagre, se transforme, et pour ceux qui ont des oreilles pour entendre, il transforme les autres.

* * * * *

OLIVIER CLÉMENT (1921-2008)

« Quand j’étais enfant on ne me parlait jamais de Dieu ». Olivier Clément formule cet aveu dans un ouvrage autobiographique, L’autre soleil, qui peut servir d’introduction à sa pensée foisonnante. Son père, homme droit et intègre, était instituteur dans un village du sud des Cévennes dont la population se répartissait en trois « religions » : la catholique, la protestante, et la laïque, à laquelle appartenait la famille d’Olivier Clément. Toutes étaient porteuses de fortes valeurs morales. Or, il y avait un grand absent : Dieu, que Clément découvrira plus tard. Dans son enfance, il apprend que « après la mort il n’y a rien ». Cet aveu suscite une révolte chez lui ; plus tard il luttera contre la tentation du suicide. Toutefois il s’éveille tôt au mystère des choses, à la  beauté de la nature, il apprend à s’émerveiller devant la campagne baignée de soleil, la mer infinie qui au loin rejoint l’azur du ciel. Car il est un homme du terroir languedocien où s’enfoncent ses propres racines. Seul l’émerveillement saisit le mystère, celui des poètes (il a composé quelques beaux recueils de poèmes), celui des artistes devant la transparence des choses, plus tard devant la beauté de la liturgie, source d’émotions profondes. Cet émerveillement chassera les miasmes d’une civilisation qui veut ignorer la mort, mais se laisse, impuissante, cerner par elle.

Jeune homme, il entreprend une quête sur les fondements culturels et spirituels de la vie, qu’il poursuivra tout au long de sa vie. Ce seront d’abord les sagesses de l’Orient, René Guénon, le bouddhisme. Il a entrepris des études d’histoire, et l’un de ses maîtres, célèbre professeur à l’université de Montpellier, l’initie à une réflexion sur les rapports entre foi, culture et histoire. Il se plonge dans l’étude de l’Orient chrétien, byzantin surtout, où il voit des pans de notre histoire trop longtemps négligés en Occident. De là sortiront deux ouvrages sur Byzance : L’essor du christianisme oriental et Byzance et le christianisme, qui sont en train d’être réédités. Plus tard il écrira cet admirable livre : Sources, les mystiques chrétiens des origines, véritable somme de textes et de commentaires des Pères de l’Eglise pour libérer le christianisme des pesanteurs d’une morale répressive et renouer avec le christianisme des origines libérateur et créateur. Les Pères sont pour lui « ceux qui engendrent » à une existence transfigurée, mue par un dynamisme de résurrection. Plus tard, il mettra par écrit des interviews avec deux patriarches : Dialogues avec le patriarche Athénagoras (un homme qui connaît et aime l’homme moderne), et La vérité vous rendra libres, dialogues avec le patriarche Bartholomée sur les enjeux de la foi chrétienne dans le monde moderne.

Dans son adolescence, Clément avait trouvé au fond d’un tiroir de la maison paternelle un ouvrage de Berdiaev. De là naît peut-être son attirance pour la pensée religieuse russe. A Paris il rencontre deux théologiens russes : Vladimir Lossky († 1958) et Paul Evdokimov († 1970). Il écrira sur eux un livre, en témoignage de gratitude : Orient-Occident, deux passeurs. Lossky lui enseigne à penser théologiquement, l’initie à la personne irréductible à tous les systèmes, à la personne créée à l’image de Dieu et en communion avec l’idéal de la Trinité. Evdokimov lui enseigne à « sentir », l’entraîne à la contemplation, l’initie à la pensée religieuse russe, lui le dernier représentant de cette école de Paris fondée par les émigrés russes, à l’ « idée russe », qui est la confrontation de la grande tradition chrétienne avec la modernité, pour révéler les impasses de cette modernité et la réorienter vers les sources de la vie. Il s’agit, comme on l’a dit, d’intégrer la rationalité occidentale avec la contemplation orientale (les deux peuvent d’ailleurs s’inverser). Un livre sur Berdiaev, à l’origine de ses premiers émois philosophiques, situe ce penseur catalogué comme personnaliste chrétien, dans les milieux des grands représentants de la pensée chrétienne occidentale de l’époque.

Olivier Clément va donc se faire baptiser, à l’âge adulte, dans l’Eglise orthodoxe. Il enseigne comme professeur d’histoire dans de grands lycées parisiens, il épouse une jeune fille elle aussi professeur d’histoire et ils auront deux enfants. Pendant plus d’un demi siècle, il sera la cheville ouvrière de la revue Contacts, revue de spiritualité orthodoxe, et autour de lui se structurera la Fraternité orthodoxe. Il fera toujours preuve d’une large ouverture œcuménique : le pape Jean-Paul II lui accordera une audience privée et lui demandera une méditation, Le chemin de croix à Rome, pour le Vendredi saint de l’année 1998. Des liens privilégiés se nouent avec la communauté San Egidio, avec Taizé. Son petit livre Taizé, un sens à la vie, plein de fraîcheur et de profondeur spirituelle, est une parole forte adressée en particulier à la jeunesse d’aujourd’hui.

Michel Evdokimov

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