Introduction à un livre sur le mysticisme des religions orientales, non-publié. Dans les mots du père Michel : Espérons que ces pages contribueront à ouvrir les esprits à une compréhension large, tolérante, car ils ont tout à perdre dans l’affrontement, et tout à gagner dans un enrichissement mutuel.
Quand nous pensons à la contemplation, dans le sens profond du terme, nous l’associons spontanément à une durée indéfinie dans le temps, à une attirance pour la saisie du mystère, peut-être de la beauté des choses et de la vie, à la capacité d’un esprit libre de tout souci et de toute tension, d’entrer en communication avec l’objet, ou l’être, contemplé.
À première vue la société post-industrielle d’aujourd’hui, fortement imprégnée de rationalité, où des technologies sophistiquées modifient les conditions d’existence auxquelles il faut rapidement s’adapter, où la personne est bombardée par une masse d’informations et d’images charriées par les médias ou l’Internet, ne semble guère favorable à l’attitude contemplative. Or, si la contemplation est d’abord affaire de tempérament, il y aura toujours des hommes pour cultiver cet art où le temps ne compte pas, l’art de s’étonner ou de s’émerveiller dans la vision tant du mystère de l’existence que du paysage intérieur que chaque être porte en soi. Toutefois, et la réalité du monde ne cesse de le rappeler, il ne faudrait pas opposer l’action à la contemplation, Marthe qui préside impérieusement aux soins du ménage, à sa sœur Marie assise aux pieds de son Seigneur, car il est un temps pour l’action, comme il est un temps vital lui aussi pour la contemplation.
Malraux, dans un élan visionnaire, annonçait que le XXIe siècle manifesterait un retour du religieux. Peut-on dire que l’on s’y achemine ? Les pays d’Europe occidentale ont été marqués, tout au long du XXe siècle par des idéologies totalitaires, par l’idée du progrès infini de l’humanité, de la science, du développement économique, par la chute et la désacralisation de la religion. À la suite du reflux des idéologies on a le sentiment que ce n’est plus le politique, lui aussi désacralisé, mais l’économique qui règne en maître. Or l’être humain ne peut se satisfaire d’être considéré comme un simple rouage de l’économique. Ici ou là on assiste à un regain d’intérêt pour la vie intérieure, pour ce qui dépasse l’horizon du domaine purement matériel. Certains redécouvrent les richesses spirituelles de l’Occident, d’autres se portent vers les spiritualités nées en Orient qui ont acquis un droit de cité dans divers milieux de la société. Dans un pays comme la France, les musulmans se comptent par millions, les bouddhistes, orthodoxes, arméniens, par centaines de milliers, l’Orient affleure à nos portes.
Dans une civilisation où il s’agit d’être efficace pour être reconnu, où la personne s’éparpille souvent dans un rythme de vie fébrile soumise au bruit et au stress, il s’agit de promouvoir la gratuité, la maîtrise du temps, le goût du silence, l’unité de l’être profond.
Qu’est-ce que la contemplation ? Avant d’essayer d’en donner une définition, tournons-nous brièvement vers des types d’expériences qui figurent dans notre bagage culturel. Ils permettront de déblayer la voie vers le contemplation proprement mystique de l’Orient.
Il y a l’inspiration poétique, dans le sens fort d’une énergie créatrice tournée vers l’approfondissement du mystère de la vie. Chez un Victor Hugo elle anime dans son recueil intitulé justement Les contemplations le sentiment de la nature, la réminiscence du passé, les descriptions de l’amour et de la souffrance, qui ont fait dire à Rimbaud que Victor Hugo était « le premier des Voyants ».
Il y a la contemplation philosophique d’un Socrate, répétant partout l’oracle de Delphes : « Connais-toi toi-même », sachant la difficulté qu’ont les hommes à entrer en eux-mêmes pour y trouver réponse à leurs problèmes, sans la chercher au dehors parmi les idées préconçues, non démontrées. Il était capable de rester immobile plus de vingt-quatre heures durant dans une contemplation méditative. Le dernier mot de la philosophie pour lui était d’apprendre à mourir, soulignant par là l’aspiration à l’éternité qui revient comme un leitmotiv chez les contemplatifs.
Il y a enfin en littérature encore, des états de lucidité déclenchés par un détail apparemment anodin, comme la tasse de thé où trempe la petite madeleine, chez Marcel Proust. Du coup il s’immobilise dans un instant d’une ineffable félicité, où se fait la découverte de son moi profond et de son immortalité.
Pour en revenir à la contemplation en Orient, nous proposons la définition suivante, due à la plume d’un spirituel russe, Théophane le Reclus († 1894), qui a beaucoup écrit sur ce thème. On y trouve quelques-uns des thèmes qui seront étudiés plus loin :
« L’état de contemplation est une saisie de l’esprit et de la vision tout entière par un objet spirituel si captivant que toutes les choses extérieures sont oubliées et entièrement absentes de la conscience. L’esprit et la conscience s’immergent si totalement dans l’objet contemplé que c’est comme si nous ne les possédions plus ».
Dans ce texte, le contemplatif commence par être « captivé » en son esprit, comme subjugué par une force venue d’ailleurs. Il évolue d’un plan à l’autre, celui du réel, pour un temps oublié, au profit d’un autre plan, ou état de conscience, dont l’attrait est irrésistible. Parfaitement unifié, libéré de toute sollicitation extérieure, l’être peut « s’immerger » dans l’objet contemplé, s’unir mystiquement à la vision d’un objet spirituel qui peut être la présence de Dieu, ou d’une force suprarationnelle, ou d’une image jaillie dans un moment d’extase ou de réminiscence.
Notre choix s’est porté sur quelques religions représentatives de l’Orient. Nous avons omis le riche trésor de la contemplation dans le christianisme en Occident, qui n’entrait pas dans l’aire géographique de notre sujet et qui dispose d’une plus large notoriété que l’Orient chrétien. Ici encore il nous a fallu nous concentrer, dans le dernier chapitre, sur le christianisme orthodoxe issu de Byzance, en délaissant les autres Églises orientales – copte, arménienne, syrienne – dotées elles aussi de riches trésors de contemplation.
Pour ce qui concerne la terminologie, nous avons voulu garder quelques termes de sanscrit, pali, hébreu, arabe ou grec, non pour faire étalage d’une érudition que nous sommes loin de posséder, mais parce que ces termes reviennent constamment dans les ouvrages consultés, où ils sont comme auréolés d’un parfum d’exotisme empêchant toute traduction par des équivalents précis en français.
L’auteur, issu de la tradition orthodoxe, n’a évidemment pas l’expérience des techniques de contemplation exposées plus loin. Il n’a guère pu en avoir qu’une connaissance livresque dont témoigne une certaine abondance de notes.
Avant d’aborder l’esprit de la contemplation, ses techniques, ses postures, sa visée profonde, il a paru indispensable de faire une brève présentation de chaque religion concernée, dont les principes fondamentaux sont à la base de toute vocation contemplative.
Face à la multiplicité des croyances, deux tendances extrêmes peuvent se faire jour. Soit l’exclusivisme, consistant à dire : ma religion est la seule valable, hors d’elle point de salut ; s’il ne s’accompagne pas de tolérance envers la croyance de l’autre, il peut engendrer des attitudes fanatiques. Soit le syncrétisme, manifeste par exemple dans le mouvement du New Age, d’après lequel toutes les religions se valent indistinctement ; pareille attitude fait fi de leur spécificité propre et ne rend pas l’honneur qui leur est dû. Nous avons tenté de faire au lecteur, quelle que soit sa croyance, ou sa non-croyance, une présentation la plus objective possible, mais non dénuée d’enthousiasme, de quelques attitudes contemplatives répandues dans les religions orientales. Nous sommes partis de l’idée que toute contemplation religieuse, quels que soient ses a-priori, se fonde sur le sentiment de la proximité du Transcendant, de ce qui dépasse l’homme, et se déroule dans une confrontation passionnante : la dualité percevant/perçu.
Des déductions sur la diversité des mentalités religieuses pourraient être tirées de ces pages. Ainsi, pour un historien des religions tel que R. C. Zaehner, « Israël et l’Inde sont les “types” de toutes les grandes religions » : l’Europe, le Proche-Orient doivent leurs religions aux Juifs, l’Asie aux Indiens (c’est également en Inde, au VIe siècle avant Jésus-Christ, qu’est né le bouddhisme). Selon cet auteur il y a deux types religieux fondamentaux : le type mystique – hindouisme, bouddhisme -, préoccupé par l’intériorisation de la personne, illustré par la figure de Bouddha au regard tourné au-dedans, assez indifférent au déroulement de l’histoire, et le type prophétique – judaïsme, islam – préoccupé par l’incarnation du phénomène religieux dans l’histoire, moins porté à la communion mystique avec un Dieu perçu dans une transcendance quelque peu écrasante. Toujours selon Zaehner, le christianisme oscillerait entre ces deux types, à la fois dans une union mystique avec un Dieu incarné (« Le royaume des cieux est au-dedans de vous », Lc 17,21) et une visée prophétique (« Allez, faites de toutes les nations des disciples », Mt 28,19).
Quoi qu’il en soit de ces types fondamentaux, une autre distinction dans les mentalités peut ici être soulignée. L’occidental ne doute pas de la réalité du monde visible, la mer, une ville, une machine, il a foi dans les choses concrètes, mais la sphère de l’esprit, le mystère des choses au-delà du monde, lui paraissent incertains, il s’y sent mal à l’aise. En Orient, à l’inverse, le monde invisible, la réalité du divin, l’intériorité du soi s’appuient sur une certitude, une stabilité éternelle, et ne sauraient être remis en question devant la face illusoire, éphémère d’un monde instable, en perpétuelle évolution, masqué par le voile des apparences. Les uns comme les autres peuvent être amenés à se connaître pour partager leurs richesses ou compléter leurs points de vue. Selon R. C. Zaehner, « la vie chrétienne a été très affaiblie par le Grand Schisme (la rupture de communion entre Rome et Constantinople au XIe siècle), car la clarté latine avait autant besoin de l’esprit contemplatif grec que ce dernier de l’amour latin de l’ordre ». Et il ajoute que si l’Église orthodoxe et l’Église catholique étaient restées unies, « il nous aurait été infiniment plus facile de comprendre la religion indienne… ».
Michel Evdokimov