La Crypte et l’essor de l’orthodoxie française

Tout commence avec l’arrivée des exilés russes de la Révolution dans les années vingt. Un grand nombre d’entre eux se fixe en France, où vont se fonder de nombreuses paroisses. En 1927, le patriarche Tikhon nomme le métropolite Euloge administrateur de ces paroisses, situées à l’étranger mais encore reliées à Moscou. Elles comptent dans leurs rangs l’élite des théologiens et penseurs religieux russes. L’Institut Saint-Serge voit le jour, ses professeurs sont connus comme l’« École de Paris », École russe, certes, même si Olivier Clément, assurément bien français, a pu être considéré comme un de ses éminents représentants. Paris devient le centre intellectuel de l’émigration russe. Florovsky, bien d’autres encore, contribuèrent, selon Meyendorff, à « faire connaître au monde occidental la pensée, la spiritualité et les traditions de l’Orient chrétien »[i].

Cette rencontre entre Orient et Occident fut rendue possible grâce à la Révolution bolchevique. Aveuglé par sa haine de la foi chrétienne, Lénine n’avait pas pris conscience qu’en expulsant de Russie ces hommes de Dieu, il favorisait le christianisme en rendant possible la reprise d’un dialogue entre Orient et Occident, interrompu depuis mille ans ! De ce mal terrible de la Révolution bolchevique, Dieu sut tirer un message de réconciliation, d’amour et d’unité.

Le choc de la rencontre

Pour certains Russes, cette venue en France fut vécue comme une révélation. Dans « Quelques jalons sur un chemin de vie » mon père, Paul Evdokimov, écrit ceci : « Je me sentais à mon aise, transporté dans l’état d’un pèlerin oriental rendant visite à l’Occident chrétien d’avant la séparation »[ii]. En foulant le sol de France, les pavés des rues de Paris, parfois s’arrêtant à l’ombre des vieilles églises, il récitait avec feu les paroles d’un Dostoïevski, aussi russe que l’on peut l’être, lorsqu’il se confiait dans son roman L’Adolescent : « Pour le Russe l’Europe est aussi précieuse que la Russie ; chaque pierre y est douce et chère à mon cœur… ». À l’instar de beaucoup de Russes, mon père vivait cet exil comme un tournant de l’histoire où l’orthodoxie sort brusquement de son isolement séculaire pour se manifester dans tous les pays du monde : « La confrontation de l’Orient et de l’Occident chrétiens, écrit-il, se posait comme un fait irréversible de l’Histoire »[iii].

Foyer d’étudiants de la CIMADE

Ma mère meurt en 1945 dans le sud de la France, mon père monte alors à Paris et va entrer dans le comité directeur de la Cimade. Créée pendant la guerre, sur une initiative protestante, cette association œcuménique avait accueilli des réfugiés pendant la guerre, aidé des Juifs à se cacher des soldats SS. À la fin de la guerre, il fallut accueillir des masses de réfugiés venus des pays de l’Est et mon père va alors diriger à Sèvres un foyer d’étudiants composé de diverses nationalités. Moi-même, étudiant à la Sorbonne, j’y vécus plusieurs années. La foi chrétienne colorait la vie de ce foyer : prière avant les repas, méditation spirituelle conduite le dimanche après-midi par mon père. Au bout d’un certain temps, la nécessité se fit sentir d’avoir un lieu de prière et les étudiants catholiques, protestants et orthodoxes s’organisèrent pour bâtir une chapelle œcuménique dans le parc qui entourait le foyer. Le soir, à la fin du dîner, tous se rendaient dans cette chapelle pour un service de vêpres, d’un quart d’heure environ, élaboré dans ses grandes lignes à partir de l’office orthodoxe dans lequel tous pouvaient se sentir à l’aise. De temps à autre un prêtre (père Lev Gillet ou père Valentin de Bachst) venait célébrer la liturgie le dimanche. Je m’étais spontanément proposé pour diriger une chorale œcuménique, composée d’étudiants du foyer, quelle qu’ait été leur confession religieuse.

Chant d’Église

J’ai appris à chanter à l’église sous la direction d’une femme admirable, Zénaïde Serikov (épouse du père Georges Serikov), qui était chef du chœur de l’église de l’ACER, rue Olivier de Serres. Elle m’initia au chant en slavon (plus tard je chanterai occasionnellement dans la chorale de Saint-Serge, et aussi, pendant l’année de mon agrégation, dans le fameux quatuor Kedrov) et également au chant en langue française, car elle sentait la nécessité de célébrer dans la langue du pays. Comme dans le cas de Michel Zimine qui, lui aussi, m’ouvrit de larges horizons, le chant en français, qui en était à ses premiers balbutiements, venait d’un choix délibéré. J’avais donc reçu une formation en slavon et en français, comme d’autres d’ailleurs. Le slavon revêt une certaine importance dans notre diocèse où les offices en français s’appuient sur les mélodies slaves (comme, dans le diocèse grec, sur les mélodies byzantines). Une question peut se poser : quand aurons-nous des mélodies françaises ? L’archevêque Georges (Tarassov), au courant de mes activités, fit appel à moi pour former une chorale francophone destinée à la crypte de la cathédrale Saint-Alexandre-de-la-Néva. Il nomma recteur le père Pierre Struve, un ardent défenseur de l’ouverture de l’orthodoxie russe à la France, à sa culture, à sa langue. Je fus solidement épaulé par une femme énergique et très dévouée, Barbara Chpiganovitch, qui avait chanté dans la grande chorale de la cathédrale, et qui s’était prise d’une profonde amitié pour cette paroisse en train de naître. Il lui arriva de mettre en musique dans la soirée les paroles d’un tropaire nouvellement traduit que nous devions chanter le lendemain matin à la liturgie. Peu à peu des Français de souche venaient prier, parfois même chanter avec nous, certains entrèrent dans l’Église orthodoxe.

Si l’on veut tirer un bilan de cette première étape d’une francophonie naissante vécue par les personnes de ma génération, on dira qu’à ce tournant de l’histoire, au lendemain de la guerre, les bouleversements politiques ont joué un rôle incontournable dans l’émergence de la francophonie (c’est le doigt de Dieu), au milieu des déracinements humains parfois déchirants (les exilés russes, les étudiants réfugiés). Ils ont permis une ouverture dans le domaine choral, où l’on ne tenait compte ni de la nationalité ni de la confession des chanteurs dont j’avais la charge. Même à la Crypte venaient chanter des non-orthodoxes.

Activité œcuménique

Avant même d’être ordonné prêtre, voyant des non-orthodoxes venir prier et chanter chez nous, j’éprouvai le besoin d’aller les rencontrer chez eux. Bien qu’encore laïc, je fus nommé par le métropolite Mélétios délégué à l’œcuménisme pour le comité interépiscopal (créé en 1967), charge qui me fut confiée pendant de nombreuses années. « L’œcuménisme, paradoxalement, conduisait vers le cœur rayonnant de l’orthodoxie » écrivait mon père. Il est en effet nécessaire d’approfondir les éléments de sa foi pour se trouver au niveau d’un dialogue inter-Églises, répondre aux questions posées, et mon père ajoutait : « Plus on est orthodoxe et plus on est œcuménique, parce qu’orthodoxe ». La francophonie a un lien de connivence avec l’œcuménisme, car il faut faire passer le message dans une langue compréhensible.

Le combat pour la francophonie

La naissance de la francophonie ne se fit pas sans douleur. Il faut rappeler que le christianisme en ses débuts connaissait seulement trois langues dites sacrées : l’hébreu, le grec et le latin (c’est le trilinguisme). Or, dès la mise en route des missions en pays étrangers, se posera le problème de la traduction en langue vernaculaire. Cyrille et Méthode entreprirent de traduire en vieux slave les offices liturgiques et la Bible, ce qui leur valut des critiques acerbes, parfois indignées. Mais un mouvement irrésistible est créé, des traductions en roumain, en arabe, en finnois voient le jour, jusqu’à la naissance de la francophonie à l’époque moderne.

Il y a une cinquantaine d’années, des reproches virulents pouvaient fuser ici ou là. Moi-même j’en souffrais, quand on disait que je faisais le jeu des catholiques ou de la modernité ! En 1964, à l’occasion d’un mariage mixte célébré en français par le père Cyrille Argenti, celui-ci fut accusé par le recteur d’avoir « profané (l’)église »[iv]. Se servir d’une langue autre que le grec ou le russe revenait à trahir les racines, la patrie, la tradition. L’Église catholique a mis plus de temps à entrer dans la diversité linguistique, mais elle y parviendra avec Vatican II. Quand on pense qu’au xvie siècle saint François-Xavier, parti en Chine comme missionnaire, se voit interdire par le pape de célébrer la messe en chinois ! Les traductions font maintenant partie du témoignage chrétien. Comme l’écrit Léon Zander : « Le culte orthodoxe ne peut être rendu accessible à la conscience occidentale que si, d’abord, on le comprend »[v].

Il faut essayer de comprendre la réaction des Russes exilés de la révolution, des Grecs chassés de Turquie, qui dans leur malheur voulaient conserver leur unité autour de leur langue, de leur culture, étroitement liées à leur foi. Mais un grand danger menace l’orthodoxie universelle, celui d’absolutiser la culture nationale (le phylétisme). D’où la fragmentation de nos diocèses dans la diaspora, la trahison de nos canons pour qui un seul évêque doit présider sur un territoire donné. Or à Paris il y en a sept ! Comme le remarque le père Jean Roberti : « La plupart du temps, on parle des Églises russe, roumaine, grecque, serbe, arabe, mais rarement de l’Église orthodoxe en France »[vi]. L’AEOF (Assemblée des Évêques orthodoxes en France) a encore du pain sur la planche pour réussir à témoigner de l’unité de l’orthodoxie au-delà des juridictions et se mettre en conformité avec les canons de l’Église.

Il faudra dix ans au père Cyrille Argenti avant d’obtenir l’autorisation de célébrer une deuxième liturgie en français. Lui si bouillonnant fit alors preuve d’une sage prudence : « Si on veut jouer au réformateur à la manière protestante, on casse, si on se résigne, c’est la mort ». Il faut donc « toujours tirer l’Église, mais sans jamais rompre la corde ». Aujourd’hui, la diversité des langues semble à peu près admise, leur confusion dans la tour de Babel est en voie de pacification. Les théologiens sont venus à l’aide, notamment le père Nicolas Afanassieff avec son « ecclésiologie eucharistique », point de départ, chez Paul Evdokimov, de l’ecclésiologie dite « de communion » pour marquer l’unité de l’orthodoxie universelle autour du calice.

Une francophonie en marche

Les professeurs de Saint-Serge, dont Léon Zander et mon père, le père Cyrille Argenti dans le midi et bien d’autres encore ont vigoureusement milité pour la création d’une Église locale avec célébration en français, ne vivant pas dans un ghetto ethnique mais résolument enracinée dans le terreau culturel et social du pays d’accueil. Chaque Église locale a ses dons propres, sa culture propre et, dans leur diversité, les Églises locales contribuent à l’édification et l’enrichissement de l’Église universelle.

Au sein des paroisses francophones furent accomplies des transformations dans l’esprit de la Tradition, lequel esprit s’était bien affaibli au cours des âges : célébrations de la liturgie avec portes saintes ouvertes, lecture à haute voix des prières dites secrètes, en particulier au moment de l’épiclèse lors d’une eucharistie, d’un mariage, d’un baptême, pour que les fidèles prononcent le triple « Amen » en toute conscience et assument ainsi leur rôle de peuple sacerdotal. Comme dit le père Cyrille Argenti, ce n’est pas moi qui vais dire l’épiclèse, faire descendre le Saint Esprit, c’est votre prière. Et « si vous ne priez pas, si votre esprit est absent, ou s’occupe de choses mondaines comme de prendre des photos, je ne peux pas vous garantir que l’Esprit agira »[vii].

Pour ces pionniers de la francophonie, il ne s’agit pas d’importer une culture-mère (grecque, russe, roumaine) mais d’accepter la culture du pays d’accueil, de contribuer à la création d’une nouvelle Église locale, sans renier l’héritage du passé, mais en l’ouvrant sur l’attente du monde moderne.

Collaboration entre chrétiens

Quelques orthodoxes, lors des premiers pas de la francophonie, ont voulu tenir leur rôle, au nom de leur Église, dans divers mouvements ou associations : la Cimade (j’ai déjà évoqué le travail accompli auprès des juifs et des réfugiés) ; l’ACAT, qui lutte contre toutes les tortures, (j’en fus le premier vice-président orthodoxe, Élisabeth Behr-Sigel me succédera, actuellement c’est Brigitte Vilanova) ; l’Association des Ecrivains Croyants d’Expression Française (AECEF), dont le premier président fut Olivier Clément, cette association organisait de passionnants débats entre écrivains chrétiens, juifs et musulmans ; les Amitiés judéo-chrétiennes, fondées par Jules Isaac, pour extirper les traces d’antisémitisme dans une fraternelle réconciliation ; les Enfants d’Abraham ; les commissions de dialogue avec les catholiques et les protestants ; les collaborations à de multiples publications, livres, revues, bulletins, etc… Sans parler d’innombrables interventions de mon père, d’Élisabeth Behr-Sigel, d’Olivier Clément, du père Boris Bobrinskoy, du père Cyrille Argenti et bien d’autres encore. Il s’agissait de faire connaître l’orthodoxie dans sa vie, sa foi, sa pensée, dans un esprit fraternel, dans le sentiment de retrouver des frères dont on avait été longtemps séparé.

Je lance ici un appel. Je ne doute pas qu’il y a parmi nous des jeunes ou des moins jeunes capables de sacrifier une petite partie de leur temps pour participer à telle association au nom de leur Église, pour enrichir leur cœur au contact de leurs frères chrétiens. Au cours de ces années où j’ai été responsable des liens œcuméniques au nom du Comité inter-épiscopal (créé en 1967) et de l’AEOF (en 1997), il m’est arrivé de sillonner la France en long et en large. Un jour, je raconte au père René Marichal, jésuite du collège de Meudon, les interventions que je fais, les rencontres avec des évêques catholiques ou des groupes œcuméniques qu’il m’est donné de vivre, et celui-ci s’écrie : « Mais vous connaissez l’Église catholique mieux que moi ! ».

Conclusion

La francophonie n’a nullement pour but d’effacer l’héritage des siècles passés. Les Apôtres prêchent en grec, mais ne renoncent pas à l’Ancien Testament ni à la culture juive. Cyrille et Méthode prêchent en slavon sans nullement abandonner l’acquis du christianisme grec, des Pères de l’Église, des conciles. Comme l’écrit le père Cyrille Argenti, « il s’agit de baptiser la culture locale. C’est une œuvre créatrice du Saint Esprit, dont il sort une culture nouvelle et une Église locale nouvelle »[viii]. La francophonie est une voie royale pour nous conduire au cœur de ce monde et contribuer à son salut.

Michel Evdokimoff


[i] J. Meyendorff, L’Église orthodoxe hier et aujourd’hui, Seuil, Paris, 1995, p. 152.

[ii] P. Evdokimov, Le Buisson ardent, éd. Lethielleux, Paris, 1981.

[iii] Idem.

[iv] C. Argenti, N’aie pas peur, Cerf, coll. « Le sel de la terre », Paris, 2002, p. 31.

[v] L. Zander, L’orthodoxie occidentale, Centre d’études orthodoxes, Paris, 1958, p. 20

[vi] C. Chaillot, Histoire de l’Église orthodoxe en Europe occidentale au 20e siècle, éd. Dialogue entre orthodoxes, Paris, 2005, p. 24.

[vii] C. Argenti, op. cit., p. 17.

[viii] Idem, p. 257.

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