Dire Dieu avec la parole incarnée

Dans l’Ancien Testament, les Israélites ne prononçaient pas le nom de Dieu, si forts étaient la crainte et le tremblement qu’ils éprouvaient en face de la transcendance divine.

Chez nous, à l’époque moderne, dans leur majorité, les hommes ne prononcent toujours pas le nom de Dieu, ils ignorent même que Dieu existe, ou alors ils en parlent banalement, voire avec une pointe de persiflage. Mais, la crainte et le tremblement ont-ils disparu pour autant ? Rien n’est moins sûr.

I – Peut-on dire Dieu ?

Dieu nous enferme dans une contradiction : il est un Dieu caché, et en même temps il nous enjoint d’aller prêcher les nations.

Si Dieu se cache, il est indescriptible, les paroles dites sur lui ne peuvent l’atteindre. Dire de lui qu’il est tout-puissant, infini, immuable, est totalement insuffisant, car il est au-delà de tous les mots par lesquels nous essayons de le décrire (ce genre de discours relève de la théologie négative, ou « apophatique », qui n’affirme rien sur ce Dieu qui est au-delà de tout concept). Il se cache, et ce faisant il laisse toute liberté à l’être créé par lui de se tourner vers lui, ou de s’éloigner de lui. S’il se cache, c’est pour ne pas s’imposer, pour se faire désirer, pour inviter l’homme à partir à sa recherche : « Je suis le chemin », nous dit-il. Et Pascal précise : tu ne m’aurais pas déjà trouvé si tu ne me cherchais pas. Dieu veut être rejoint, mais dans la foi seulement. Donc, l’essence de Dieu, son être profond, nous échapperont toujours, n’essayons pas de savoir ce qu’est Dieu – saint Jean Chrysostome parle de « l’incompréhensibilité » de Dieu -, mais sachons qu’il est. Dire Dieu c’est, au-delà des balbutiements humains, s’engager dans un acte de foi.

Devant l’incapacité de décrire Dieu, essayons alors de fournir des indications sur ce qui se passe en l’homme lorsqu’il est mis face à face avec Dieu, partons de l’homme et non de Dieu. Tenir un discours sur Dieu à un agnostique c’est peut-être se heurter à un mur d’indifférence, comme saint Paul à l’Aréopage : « Nous t’entendrons là-dessus une autre fois ». Dans le cas contraire, quelque chose se passe, l’homme, ébloui, voit s’ouvrir devant lui la profondeur d’un mystère.

Ce Dieu caché veut être un Dieu révélé qui, dans sa transcendance, franchit l’abîme entre le divin et l’humain. Lui seul pouvait le faire, il se revêt de mots pour se faire comprendre, c’est l’incarnation de la Parole dont saint Jean nous dit qu’au commencement par elle « toutes choses ont été faites ». Cette incarnation de Dieu dans le langage est ainsi décrite par saint Ephrem le Syrien (auteur d’hymnes liturgiques d’une grande élévation poétique) :

« En se servant de ce qui est à nous, Dieu s’est rapproché de nous,
Il s’est revêtu du langage
Pour pouvoir nous revêtir
De son mode de vie…
Comme un père avec ses enfants,
Il parle dans notre mentalité d’enfants ».

Peut-on dire Dieu ? En définitive, on peut dire Dieu, puisque Dieu dit l’homme. Dieu devient Parole venue du silence éternel, adressée à l’homme, lui fournissant des mots pour se faire entendre. Lire l’Évangile c’est accueillir une parole adressée à chacun d’entre nous.

À l’ère de la Première Alliance Dieu est inaccessible, à l’ère de la Nouvelle Alliance, une fois franchi, à Bethléem, l’abîme de transcendance, Dieu nous donne en son Fils son propre visage et son nom, un nom chargé de présence divine, un nom qui guérit : « Au nom de Jésus-Christ, dit Pierre au paralytique (Ac 3,6), lève-toi et marche ». De là vient la prière du nom de Jésus, ou prière du cœur, qui résonne dans le cœur de celui qui est en route.

Il est un nom que Dieu se donne particulièrement et transmet aux hommes, celui de « père » : « Je suis un père pour Israël » (Jr 31,9), ou : « Je serai pour lui (i.e. David) un père, et il sera pour moi un fils » (II Sm 7,14).

Le mot « Père » n’implique aucune différenciation sexuelle, impensable en Dieu, et recouvre une paternité au-delà de tout engendrement humain. Il y a, de même, une dimension de maternité en Dieu, comme dans Isaïe : « Vous serez allaités, vous serez portés sur les bras, et caressés sur les genoux. Comme un homme que sa mère console, ainsi je vous consolerai » (Is 66,12-13).

Ce thème de la paternité m’amène à la deuxième partie de mon propos, car « dire Dieu » c’est s’adresser à des hommes qui ont souvent eu maille à partir avec toutes sortes de paternités.

II – A qui dire Dieu ?

Depuis 1968 nous assistons à un conflit de générations, où s’exacerbe parfois une révolte contre des pères considérés comme indignes. Cette expression vient sous la plume de Dostoïevski dont un personnage s’écrie : « Je demande qu’on me donne un père ». Le romancier russe sépare les pères selon la chair, qui peuvent être indignes, des pères selon l’esprit que sont les starets. Aujourd’hui nous assistons à d’inquiétantes flambées de révolte et actes de violence contre l’image de la paternité et de ses substituts : professeurs, policiers, pompiers, magistrats, même président de la République. N’oublions pas non plus les innombrables foyers désunis, où les enfants sont privés de paternité responsable. L’effacement de l’image du Père céleste, sans parler du père terrestre, a terriblement fragilisé le psychisme humain. Dans l’Évangile nous est présenté un modèle de paternité toute pétrie d’amour et de sacrifice, qui au fil des siècles a été mal digérée, et même pervertie dans celle d’un Dieu-père fouettard qui châtie sa créature rebelle, d’un Dieu du châtiment, d’un Dieu de courroux exigeant le sacrifice du Fils pour apaiser ce courroux. Sartre disait : j’attendais un Dieu, on m’a présenté un « grand patron ».

Ces mots pour dire Dieu ne sont-ils pas en grande partie responsables de l’athéisme moderne ? Il y a quelque temps, quatre jeunes filles de la région de Narbonne se concertent pour se suicider (l’une d’entre elles n’en réchappera pas). Pourquoi cette perte du sens de la vie, de la joie d’être ? Ont-elles manqué d’amour, manqué d’une autorité pour les guider ? Le nombre de suicides de jeunes est effrayant, ils reflètent le désespoir d’une société orpheline et désemparée.

Nous vivons à l’ère du post-religieux, où tout est fait pour éliminer le nom de Dieu et son contenu. Déjà Françoise Sagan disait, il y a un demi-siècle : « Dieu ? Je n’y pense jamais ». Toutefois, elle pouvait encore en parler, serait-ce pour le récuser. Delumeau parle de la peur de l’enfer qui, au Moyen Âge, maintenait les hommes en haleine. Aujourd’hui, la peur ne marche plus. L’angoisse de la psyché moderne ne se projette pas sur un au-delà, elle est intériorisée dans le présent. L’enfer n’est pas dans un abîme souterrain, il est sur terre, dans les camps, les tsunamis, famines, tortures, parfois dans le cœur de l’homme tourmenté. Plongé dans cet enfer universel, saint Silouane entend une voix lui dire : « maintiens ton esprit en enfer, et ne désespère pas ».

Nous sommes dans l’ère du post-religieux, or rien ne dit que le religieux traditionnel ne reviendra pas. Les premiers chrétiens, au début une poignée, ont en trois siècles triomphé de l’empire païen. Saurons-nous triompher de cet empire d’indifférence à l’égard de Dieu, dans lequel nous sommes englués ? Dans cette ère du post-religieux, la nature reste irrévocablement religieuse, et si l’homme se détourne de l’adoration du vrai nom divin, il n’a pas pour autant cessé de se prosterner devant les idoles qui, aujourd’hui, sont l’argent, l’érotisme, telle idéologie, la course au confort, la recherche du plaisir. Parfois, le déplacement du religieux traditionnel entraîne un émiettement des croyances : on se forge un credo individualiste souvent éphémère, ou alors on s’engage dans le bouddhisme, dans tel mouvement évangélique, dans le New Age, dans diverses sectes. Quelque chose de religieux flotte toujours dans l’air. Le père Alexandre Men, ce prêtre russe assassiné, sous Gorbatchev, d’un coup de hache, disait que tout homme, dans sa vie, a besoin d’un appui, serait-ce dans la négation même du Dieu des chrétiens.

Nous assistons également à la montée d’un nouveau paganisme, fort bien analysé par Jean-Claude Guillebaud, un paganisme porté à répudier vingt siècles de christianisme pour faire retour à une prétendue innocence des origines. Ou alors on revient au nihilisme, qui triomphait dans la Russie de la seconde moitié du XIXe siècle, à cette philosophie désespérée pour laquelle il n’est rien d’absolu, les valeurs morales sont récusées, c’est l’appel à une liberté totale, une anarchie métaphysique. La culture ambiante, les médias, tendent vers la glorification de la permissivité, le refus de tout interdit (« il est interdit d’interdire » comme on disait en 1968). Jean-Claude Guillebaud, citant un psychanalyste, écrit : « Il ne s’agit pas de faire triompher un discours du Bien contre un discours du Mal, il s’agit de préserver l’Interdit en tant que bouée de sauvetage de l’humanité. Le nom de Père que Dieu se donne est le nom de celui qui pose des limites à la liberté extravagante que l’homme se donne, et pour empêcher le monde de sombrer dans un chaos d’anarchie ».

Alors, comment retrouver les mots pour dire Dieu aujourd’hui ?

III – Inventer un nouveau langage

Le langage d’il y a deux mille ans n’est pas le langage d’aujourd’hui. D’abord parce que les conditions de la vie se sont transformées, ensuite parce que les disciples s’adressaient à des hommes tous croyants, quel qu’ait été l’objet de leur croyance. Péguy disait que les chrétiens ont donné naissance à toutes les sortes de saints, mais qu’il manque encore une sorte, celle qui serait adaptée au monde moderne.

Qu’est-ce que la vie chrétienne ? Dans son entretien avec Motovilov, saint Séraphin de Sarov dit que ce n’est pas une vie ordinaire, à laquelle s’ajoute la messe du dimanche (quand on a le temps), quelques prières le soir (quand on n’est pas trop fatigué), une attitude pieuse vis-à-vis des événements de la vie. Car alors où est la violence de ceux qui veulent s’emparer du Royaume ? qu’en est-il de l’Esprit Saint, brûlant comme le feu de l’amour dans le cœur de l’homme ? (c’est toujours saint Séraphin qui parle). Bernanos voyait le sel de l’Évangile trempé par les chrétiens dans du sirop, le sel transformé en sucre.

Saint François d’Assise parlait de mariage avec Dame Pauvreté, voilà un nom pour dire Dieu, et ici il ne s’agit pas tant de la pauvreté financière que de la libération de tout ce qui encombre notre âme ; sainte Thérèse de Lisieux invitait à s’asseoir à la table des pécheurs, car les pécheurs, nous dit l’Évangile, sont parfois plus attentifs que les bien-pensants aux mots qui disent Dieu ; mère Marie Skobtsov, cette moniale russe disparue dans les fours crématoires nazis, avait inventé une nouvelle forme de monachisme qu’elle pratiquait non à l’ombre d’un cloître, mais parmi les malheureux, et le jour de sa prise de voile le métropolite Euloge lui avait dit : ton monastère sera le désert des cœurs humains ; saint Silouane devait maintenir son esprit en enfer et ne pas désespérer car l’enfer, depuis que le Christ ne cesse d’y descendre, « ne débouche pas sur le néant mais sur l’espérance » (Olivier Clément). Quand il rencontrait quelqu’un, saint Séraphin de Sarov s’écriait : « ma joie ! le Christ est ressuscité ! ». Dans cette jubilation de la Résurrection déchiffrée en tout homme porteur de l’image de Dieu, il y a comme en filigrane des mots pour affirmer que la vie est joyeuse, et plus forte que la mort, pour proclamer que l’amour est plus fort que la mort, l’amour, un des grands noms de Dieu, le plus grand sans doute, qu’il est lui-même venu nous dire sur terre, que nous sommes tous capables de prononcer par notre manière d’être.

Michel Evdokimov

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