Un visiteur entrant pour la première fois dans une église orthodoxe, ne peut pas ne pas être frappé par la profusion d’icônes, de fresques, partout où se porte son regard. Cette vision de corps transfigurés, immergés dans la lumière divine, dans l’au-delà de la mort, manifeste la présence de l’Eglise invisible, mais frémissante de vie, indissolublement unie au monde des humains. Tous, au même titre que les vivants, sont vénérés pieusement par les prières et les encensements.
La transfiguration dans la vie
Transfiguration signifie transformation, transfert d’un état inférieur à un état supérieur. Ainsi, un charbon ardent peut évoquer l’union du feu avec une matière noire, salissante mais devenue capable de rougeoyer et de communiquer la lumière et de la chaleur.
Parfois se laisse entrevoir en un éclair un monde de splendeur, capable de bouleverser, de transpercer le cœur. Un paysage dans sa magnificence, un ciel étoilé, des gouttes de rosée scintillant comme des diamants dans la fraîcheur de l’aube, peuvent susciter des états de grâce, de bonheur, devant la beauté de la création. Il en va de même des œuvres produites par les hommes, une symphonie de Mozart, un tableau de Rembrandt, un poème de Keats pour qui « un objet de beauté est une joie à jamais », un quartier de Prague dans sa structure baroque.
Dans la rencontre amoureuse, ce sera le visage de l’être aimé, reconnu entre mille au sein d’une foule. Ou alors, ce pourra être le visage d’une personne âgée, tout ridé, alourdi par le poids des ans, qui soudain s’illumine d’un clair sourire.
Et puis, il y a le visage des saints sur les icônes, ruisselants de lumière, sans ombre portée, car dans le Royaume toute ombre, où peuvent se cacher les œuvres des ténèbres, est exclue, tout baigne dans une pure transparence. Au point culminant de l’embrasement humain, nous est donnée la vision grandiose du Christ transfiguré sur le Mont Thabor, où le Dieu incarné sous la forme du serviteur souffrant, se montre à ses disciples dans la gloire de son Père.
Le récit de la Transfiguration
« Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean et monta sur la montagne pour prier ». (Mt 17/1). Il faut parfois quitter les choses d’en bas, l’agitation des hommes, pour trouver le silence et l’air pur d’une montagne et y participer aux mystères divins.
« Ses vêtements devinrent resplendissants, et d’une telle blancheur qu’il n’est pas de foulon sur terre qui puisse blanchir ainsi ». Cette blancheur éblouissante n’a rien à voir avec un phénomène « physique ». Pour les Pères de l’Eglise, il s’agit de la lumière dite « incréée », tout à fait étrangère à la lumière naturelle du soleil ou des astres, comme à la lumière artificielle de l’électricité ou d’un briquet. Cette lumière incréée, venue d’ailleurs, révèle la gloire divine de la royauté invisible du Christ, dont il ne s’est jamais départi sur terre, mais que les yeux humains, rendus opaques par le péché, sont impuissants à percevoir dans la vie normale. Il a été donné par grâce aux apôtres sur le Thabor, de percevoir cette lumière autant que pouvaient le supporter leurs yeux de chair. Certains ont également eu la grâce de voir cette lumière, même de la faire rayonner : Moïse descendant du Sinaï, Elie sur un char de feu, saint Séraphin au visage embrasé à l’instar d’un soleil, Bernadette devant l’apparition de la Vierge à Lourdes. Dans leurs cas, la lumière leur était octroyée de l’extérieur ; mais dans le cas de Jésus elle jaillissait de son être même. Moïse et Elie figurent aux côtés du Christ pour attester que la Loi et la lignée prophétique trouvent leur accomplissement en sa personne.
L’expérience de la Trinité
La nuée lumineuse va donner à cette vision une dimension trinitaire. Pour les Pères de l’Eglise, toute manifestation de lumière dans un évènement épiphanique atteste la présence de l’Esprit Saint, descendu en langues de feu à la Pentecôte, ou guidant le peuple dans le désert, tel une colonne de feu. De cette nuée sort la voix du Père : « Celui-ci est mon Fils en qui j’ai mis toute mon affection ».
Prostrés à terre, les trois apôtres sont comme pris de vertige. Devant l’évènement sacré, une crainte mystique les envahit. Le Christ les apaise en les faisant revenir à leur état normal.
L’extase et le monde
Au cœur de l’extase, Pierre exprime le désir de s’installer là, sur place, si fort est le sentiment de félicité qui le submerge : « Seigneur, il est bon que nous soyons ici ; si tu le veux, je dresserai ici trois tentes, pour toi, pour Moïse et pour Elie ». Mais il faut redescendre vers les hommes et surtout, pour Jésus, affronter la Passion et la mort. S’ils avaient campé sur le Thabor, alors la mission du Christ serait restée inaccomplie et la mort aurait été non abolie.
La vision extatique de la Transfiguration joue un rôle de consolation anticipée, de certitude, de foi en la vie que la mort ne saurait ébranler. Devant le corps privé de vie de leur Maître bien-aimé ils possèderont des armes de lumière pour apprendre que la vie est plus forte que les forces de ténèbres.
La transfiguration de l’homme
La transfiguration du Christ est aussi celle de la nature humaine. Plus tard, les apôtres saisiront le sens de la transfiguration, cet éclair de bonheur ineffable perçu sur la montagne. A la suite de leur Maître bien-aimé elle doit passer par la douleur, accepter d’être crucifiée avec le Christ.
L’homme a été créé avec un peu de terre, mais dans ce « glébeux » Dieu a imprimé son image. A la suite d’âpres combats, cette image parvient chez les saints à une plénitude, un rayonnement de lumière qui s’étend sur tous ceux qui entrent dans leur présence, dans les églises, les maisons, partout où sont exposées des icônes. C’est la communion des saints, l’union de l’Eglise visible et de l’Eglise invisible dans le mystère.
Est-il donné à tout homme de faire une expérience de transfiguration ? Saint Jean dit que la lumière est venue dans le monde pour tous les hommes, mais les ténèbres ne l’ont pas saisie. Or il dit aussi que « la lumière du Christ illuminera tout homme ». Tout homme est susceptible de rencontrer le Christ dans la lumière, de discerner cette expérience en lui, ou même de la transmettre à son prochain.
La transfiguration et le cosmos
Saint Paul écrit que « les perfections invisibles de Dieu…sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence ». Tout en souffrant dans l’attente de la résurrection, la nature peut en des instants de grâce être saisie dans son vêtement de gloire. La chose arriva à un moine, Spiridon, qui dans sa jeunesse s’était écrié : « Je sentais le Christ dans toutes les formes de la nature. Tout semblait me dire : Le Christ est en moi ! Ainsi disaient les champs, les bois, les herbes, les fleurs, les pierres, les rivières, les montagnes, les vallées et toute la création !…Il me semblait que toute la création était le temple et l’habitacle de Dieu ». Un texte des matines dit que « le soleil visible fut éclipsé par les rayons de la divinité lorsqu’il te vit transfiguré sur le Thabor ».
Le monde actuel est souvent gagné par une vision pessimiste, voire désespérée du monde : vision de la laideur, du chaos engendré par les guerres, les camps, les transferts de populations, les maladies, les famines. L’art s’en fait largement écho. La lumière thaborique montre qu’une autre lecture est possible. Entre un nihilisme de désespoir et une mystique de la transfiguration, il y a un équilibre que l’Eglise dans sa sagesse nous invite à préserver.
Père Michel