Dans l’Ancien Testament, pour souligner avec force la révélation divine, résonne cette parole : « Ecoute Israël ! ». À cette révélation par l’ouïe, va s’ajouter, dans le Nouveau Testament, la révélation par la vue : « Celui qui m’a vu, a vu le Père ». Nous sommes ainsi invités à nous mettre en retrait pour écouter et pour voir les réalités de ce monde que le Seigneur veut nous faire partager. Tout comme l’ouïe, ou le fait de manger et de boire au cours de la liturgie, le regard apparaît comme une voie d’accès au monde des réalités spirituelles.
*****
Notre civilisation est fortement marquée par l’image, devenue envahissante, agressive : affiches, télévision, portables à tous les coins de rue qui renvoient à des êtres vivants, ou imaginaires et inexistants, ou alors à nous-mêmes, dans notre solitude, ou dans une tentative d’éveiller des désirs troubles. Jacques Ellul, auteur protestant, parlait de « la parole humiliée » à notre époque, dont il souffrait en tant que protestant. Ne pourrait-on pas parler de « l’image humiliée dans un monde qui en est saturé ?
Image religieuse, l’icône est le lieu d’une présence, nous reliant à un autre monde dont elle est le reflet. Selon Olivier Clément, elle suscite une représentation, elle est une fenêtre sur l’invisible, un lieu épiphanique. Une toute petite fille à qui on avait appris à prier devant une icône et à l’embrasser, exprimait de temps en temps à l’église ce désir : « petits baisers icône », et il fallait l’amener devant le lutrin portant l’icône qu’elle voulait vénérer à sa manière. Quand on se trouve en face d’un être aimé on l’embrasse, on le vénère. De même une familiarité avec le monde spirituel se produit à partir de supports matériels : eau bénite, pain et vin, et bien entendu icône que l’on embrasse en toute piété.
*****
Qui peint-on ? Tout ce qui a été vu par des yeux humains dans le monde des vivants : le Christ, la Vierge, les prophètes, les apôtres, les anges, les saints. Malgré son absence de visage, l’Esprit Saint est évoqué par la colombe, par le feu qui se déploie dans le fond de l’icône. Le Père n’est jamais représenté. Dépourvue de tout envol imaginaire, l’icône a donc toujours un fondement historique.
Aux VIIIe et IXe siècles, l’Église byzantine fut secouée par la crise iconoclaste ; son auteur, Arius, refusait de reconnaître les deux natures, divine et humaine, en Christ. Selon saint Jean Damascène, « la vénération adressée à l’image s’adresse au prototype, il est là présent ». Les Pères du VIIe concile décrètent : « Ce que la Parole dit, l’icône nous le montre silencieusement… ce que nous avons entendu dire, nous l’avons vu ». Dans sa première épître l’apôtre Jean écrit : « Ce que nous avons entendu,… vu de nos yeux,… que nos mains ont touché, concernant la parole de vie… ». Ainsi la totalité du corps humain est appelée au salut, une interprétation exclusivement intellectuelle romprait l’équilibre corps et esprit. « J’attends la résurrection des morts » disons-nous dans le Credo, et l’icône représente le corps transfiguré, en voie de résurrection. Les Pères du VIIe concile disaient que « l’humanité du Christ est l’icône de sa divinité » car, d’après la Genèse, l’homme est créé à l’image de Dieu.
L’icône est un reflet du ciel sur terre. Les orthodoxes ont coutume de prier devant des icônes où ils sentent un rappel du dogme de la divino-humanité : Dieu s’est fait homme pour nous sauver. Les icônes sont mises dans les foyers comme lieux de sanctification. Il peut arriver que dans les campagnes en Russie des visiteurs, avant de saluer le maître de maison, s’inclinent devant « le coin des icônes » (qui a son pendant dans le « coin de la Bible » chez les protestants cévenols). Entrant dans une église, un fidèle peut se sentir enveloppé par un regard paisible, plein d’amour.
*****
Une des principales difficultés de la prière provient de ce que le monde ne cesse de nous traverser : images, soucis, une démarche à faire, un coup de téléphone urgent… Il n’est pas toujours facile d’ajuster notre moi intérieur marqué par une sécheresse, un vide, avec les paroles si belles, si sublimes, de la prière, avec la beauté rayonnante des saints représentés sur les icônes. Il faut alors entrer dans le silence, développer le sens de la vision, cultiver le regard intérieur en prenant pour guides les saints sur les icônes qui nous entourent. Alors, de même que la prière coule dans notre vie de tous les jours, nous fait pénétrer chaque fois plus intimement dans le mystère de l’amour de Dieu, de même les icônes entrent dans notre vie comme compagnons qui nous ouvrent la voie de la vie.
À certains moments, le prêtre encense d’abord les icônes, puis les fidèles, qui sont porteurs de l’image de Dieu, en signe de vénération. Tous, croyants ou non, quels que soient leurs péchés, leur désespoir, la révolte de leur âme, tous sont accueillis dans un même élan de respect, de ferveur. Si l’on peut dire que le regard est le reflet de l’âme en tout être humain, alors on peut aussi déceler en tout être humain l’image divine qui est en lui, et l’accueillir dans la communion, dans la joie de l’amour divin.
Michel Evdokimov