A notre baptême, le Christ nous a confié cette Parole : « Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit ». Comment avons-nous reçu cette Parole, a-t-elle fait son chemin dans notre âme ? Y conformons-nous notre engagement de chrétien ? Le Seigneur nous demande d’aller vers le monde, de susciter, avec l’aide de la Trinité, des disciples, de prolonger en quelque sorte l’œuvre du salut de l’humanité dont il a lui-même posé les fondements sur terre. L’Eglise ne peut vivre et se développer que sur une dynamique d’évangélisation, sur une vitalité missionnaire sans lesquelles elle s’étiole et perd sa capacité de dire la Parole dont le monde a besoin. Notre communauté ne peut vivre que si, grâce au rayonnement de chacun d’entre nous, à notre union dans l’amour du Christ, elle attire des disciples. « Voyez comme ils s’aiment », disait-on des premiers chrétiens.
***
Dans les pays dits « riches », comme le nôtre, l’évangélisation se heurte à de nombreuses difficultés. Mais était-il plus facile d’évangéliser l’empire romain ? Il a fallu trois siècles aux premières générations de chrétiens pour faire reculer le paganisme ! Parmi ces difficultés, il y a :
– Le rétrécissement de la visibilité de l’Eglise, surtout en ce qui concerne la diaspora orthodoxe, bien minoritaire. Nous sommes sortis d’un monde de chrétienté sociologique dont les débuts remontent au IVe siècle. Certaines fêtes chrétiennes sont « paganisées », comme la fête de Noël, devenue prétexte à une consommation effrénée et à ripailles, en oubliant qu’elle est l’accueil d’un petit Enfant dans une crèche.
– Le Dieu des catéchismes, souvent présenté comme redoutable, autoritaire, prêt à châtier sa créature rebelle, et dont bien des hommes se sont détournés. Il nous faut trouver les mots pour dire que Dieu a un infini respect de la liberté de sa créature, qu’il est vulnérable et délaisse sa toute-puissance pour se charger du destin de l’humanité jusqu’à mourir sur la croix par surabondance d’amour. Ce Dieu se renie comme Dieu pour partager la vie de l’homme dans sa faiblesse, son angoisse, sa solitude. C’est ce que sainte Thérèse de Lisieux appelait « s’asseoir à la table des pécheurs », et saint Silouane « maintenir son esprit en enfer et ne pas désespérer ».
– L’homme « moderne » qui semble se fermer à la vie intérieure, se laisse investir par des masses d’informations qui ne laissent guère de traces dans le cerveau. Un processus de déshumanisation le visse devant son ordinateur pour fuir dans le virtuel, ou devant son poste de télévision pour se laisser traverser par des milliers d’images où il n’y a rien à voir. L’avidité de consommation, la fascination du divertissement permettent à cet homme de s’élever au-dessus de sa condition malheureuse, de sa misère, comme disait Pascal, mais au prix d’oublier qu’il est mortel.
***
S’il s’agit de faire des nations des disciples, comment s’y prendre ? Plutôt que de prononcer des phrases toutes faites, banales, sur Dieu, l’amour, la vie éternelle, mieux vaut se taire. Le silence est préférable si on ne vit pas la présence de Dieu comme la lumière de la vie, si on n’a pas été brûlé par le feu de l’amour, si on n’éprouve pas la vie éternelle comme souffrance et joie. Surtout éviter de présenter le Christ d’abord comme un maître de morale — cela a été fait dans le passé, les fruits en sont amers —, encore moins comme un idéologue — les intégristes, hélas, s’en chargent —, mais le présenter comme une présence vivante à qui nous aimerions dire, à l’instar de l’apôtre Pierre : sans Toi « à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 67).
Dans le récit de la Samaritaine, celle-ci, laissant sa cruche au puits, se précipite vers les gens de la ville avec ces mots : « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait. Ne serait-ce point le Christ ? ». Mais les Samaritains plus tard diront à la femme : « Ce n’est pas à cause de ce que tu as dit, que nous avons cru, car nous l’avons entendu nous-mêmes et nous savons qu’Il est le Sauveur du monde » (Jn 4,42). Cette femme est un exemple achevé, un modèle d’évangélisation pour nous : par sa parole elle amène les hommes dans la présence du Christ, mais c’est Lui qui les convertit.
Saint Nicolas (Cabasilas) et saint Jean (de Cronstadt) ont chacun écrit un livre admirable avec le même titre : Ma vie en Christ. Ils ont tous les deux rencontré le Christ et, comme tous les saints, ils n’ont eu de cesse de raconter ce miracle, de le partager avec les hommes. Avant de parler croyance, d’évoquer le credo ou la théologie, il s’agit de rendre le Christ palpable en quelque sorte, de proposer sa personne vivante comme un nouveau chemin de vie (« Je suis le chemin… »). Le credo, la liturgie, les lectures viendront ensuite renforcer cette expérience, la nourrir dans toute la durée de la vie.
Faire des nations des disciples est une lourde responsabilité. D’abord envers nous-mêmes : notre personne permet-elle une ouverture au Christ vivant, ou de par notre opacité, lui fait-elle écran ? Ensuite envers ces disciples du Seigneur qui forment notre communauté, où il nous fait la grâce d’apprendre à L’aimer, à Le servir, à être d’humbles porteurs de sa lumière. Cette grâce n’as pas pour unique fin notre salut personnel. Partout elle peut devenir force agissante dans le partage de la Parole comme Amour. Alors, si Dieu le veut, les nations deviendront des disciples.
Père Michel