Le père Alexandre Men : un prêtre pour notre temps

I – Il y eut en ce temps-là une grande
persécution contre l’Eglise
(Ac  8,1)

Le père Alexandre Men aimait cette pensée de Maître Eckart :

« Dieu prononce sa parole dans le silence ».

Il y a le silence de Dieu, d’où est sorti sa Parole, et il y a aussi le silence imposé par les hommes pour étouffer sa Parole. Alexandre Men vient au monde en 1935, au point culminant de la persécution stalinienne qui visait à briser toute expression de sentiment religieux, dans une de ces convulsions de l’histoire où l’homme veut se faire dieu. Cinquante-cinq ans plus tard, à l’aube d’un dimanche où ce prêtre se rendait à l’église pour y célébrer la liturgie, il est sauvagement assassiné par un coup de hache porté dans son dos. Des hommes se sont acharnés à réduire sa voix au silence. Mais elle ne cesse de résonner à travers ses nombreux écrits, de raffermir les indécis, de rallumer une flamme d’espérance tant parmi les lecteurs de Russie que de l’étranger, de tisser des liens de communion avec une pensée longuement mûrie au creuset de l’épreuve et restée étonnamment vivante.

Seigneur, aie pitié de ton peuple ! (Joël 2,17)

Aux divers et souvent douloureux stades de l’histoire de la Russie, l’Eglise est toujours présente, et ce dès le baptême qui marque, en 988, la naissance de la nation et de l’Etat russes. Au cours des deux siècles qui suivent, l’Eglise assimile promptement l’apport liturgique et les textes littéraires hérités de Byzance. Mais au XIIIe siècle, la splendide efflorescence de la civilisation et de la spiritualité de Kiev est foulée aux pieds par les hordes mongoles qui détruisent, brûlent, pillent tout sur leur passage. Contre vents et marées l’Eglise maintient la cohésion du pays, se fait le porte-parole de la conscience nationale fortement ébranlée par les épreuves. Au XIVe siècle Moscou, où a été transférée la capitale, est investie de la mission de rassembler les terres russes. Au cours d’une fameuse bataille, le grand-prince Dimitri Donskoï parvient à vaincre les armées du khan mongol et, par là, à rendre courage à une nation aux abois qui un siècle plus tard s’affranchira définitivement du joug tatar. Avant de se mesurer aux armées mongoles, Dimitri Donskoï était allé chercher auprès du futur saint Serge de Radonège sa bénédiction pour lui et les troupes russes. Ainsi se concrétise une alliance entre l’Eglise et l’Etat pour sauver le peuple soumis à d’intolérables souffrances et lui redonner un peu de bien-être. Dans ce paysage de désolation émerge la lumineuse figure de saint Serge, bâtisseur du fameux monastère de la Trinité non loin de Moscou, à l’ombre tutélaire duquel Alexandre Men passera plusieurs années de sa vie. Toujours à la même époque de nombreux disciples de Serge vont essaimer dans le Nord de la Russie, défricher les forêts, attirer des paysans, faire œuvre de colonisateurs sans connotation politique.

La chute de Constantinople (1453) provoque un choc profond dans les esprits qui se sentent investis d’un rôle messianique qu’un moine de Pskov, Philothée, exprimera en termes de « la troisième Rome » : la première est tombée dans l’hérésie, la deuxième sous les assauts des Turcs, la troisième, Moscou, reste seule à relever le défi, et il n’y aura pas de quatrième Rome. Le philosophe religieux Soloviev notait que la Russie était restée à l’écart de la rupture entre la première et la deuxième Rome, et se plaisait à croire que, de ce fait, elle aurait un rôle particulier à jouer lorsque sonnerait l’heure de la réconciliation.

Les relations Eglise-Etat tentent de se calquer sur la « symphonie » byzantine, où le pouvoir spirituel du patriarche et le pouvoir temporel du basileus s’équilibrent l’un l’autre. En Russie, l’alliance du trône et de l’autel sera brutalement rompue au XVIe siècle par Ivan le Terrible, le jour où il fait assassiner le métropolite de Moscou Philippe, qui avait osé le défier pour défendre le peuple des exactions sanglantes perpétrées par ses milices. Plus tard, la scission entre vieux-croyants et tenants de l’Eglise officielle amènera le tsar Alexis à prendre des mesures pour maintenir l’unité de l’Eglise.

La réforme la plus spectaculaire est menée par Pierre le Grand. Soucieux d’ouvrir son pays sur les nations occidentales, il contraint l’Eglise orthodoxe à se mouler, au plan administratif, sur le modèle des Eglises luthériennes. Le dernier patriarche, Adrien, meurt en 1700 et n’a pas de successeur. L’Eglise et alors gouvernée par un synode avec une direction collégiale de douze membres présidée par un haut-procureur laïc.

Cette mesure arbitraire du tsar pose en ecclésiologie le problème de la façon dont l’Eglise devrait être gouvernée. L’Eglise romaine a choisi la voie du centralisme, et forge son unité autour d’un chef, le successeur de Pierre, qui a pouvoir de gouvernement sur son Eglise répandue dans l’univers. A l’extrême opposé, les Eglises issues de la Réforme ont opté pour une voie où la seule autorité réside dans la Parole de l’Ecriture, attestée par l’Esprit Saint chez le croyant. Celui-ci garde une liberté d’interprétation qui a entraîné un foisonnement d’Eglises dans une grande diversité.

Le principe de fonctionnement de l’Eglise orthodoxe est la collégialité, elle-même équilibrée par une organisation hiérarchique qui, en dernier ressort, assume la responsabilité des décisions à tous les niveaux, patriarcat, diocèse, paroisse. Ce principe de fonctionnement découle d’une interprétation théologique de la Trinité, présentée comme le modèle parfait de gouvernement. La Sainte Trinité en effet est à la fois monarchique et collégiale. Elle est monarchique dans la mesure où le Père est à la source de toute la divinité. De Lui est engendré le Fils, qui lui sera obéissant jusqu’à la mort sur la croix, comme dit saint Paul ; de Lui procède l’Esprit Saint qui enseignera aux hommes toutes choses (Jn 14,26). Elle est collégiale dans la mesure où les trois sont unis en un et mènent leurs actions dans un accord parfait. C’est ce qu’a représenté André Roublev sur l’icône de la Sainte Trinité. Les trois anges du Grand Conseil sont en train de délibérer sur l’envoi d’un des leurs auprès des hommes pour accomplir l’œuvre de l’incarnation. Le Christ devient homme en conformité à la volonté du Père, et en accord avec l’Esprit qui se pose sur lui lors du baptême au Jourdain pour ne plus le quitter tout au long de sa mission dans le monde. Saint Irénée disait que le Fils et l’Esprit étaient « les deux mains du Père » dans l’action de la divinité tournée vers le monde.

L’icône de la Trinité est donc l’image conductrice de la manière dont devrait fonctionner le gouvernement de l’Eglise et se prendre les décisions. La chose est attestée par un ancien canon d’après lequel l’évêque est dans un premier temps conçu comme un monarque absolu, puis dans un deuxième temps il est dit qu’il ne doit jamais prendre une décision sans en avoir référé au collège qui l’entoure afin que, en dernier ressort, la Sainte Trinité soit glorifiée. Nous avons là une image idéale à laquelle sont invitées à se conformer les institutions ecclésiales, qui comme toutes les institutions humaines souffrent de leurs faiblesses et de leurs contradictions. L’idéal reste en tension dans un accomplissement sans cesse à parfaire. Quel sera alors le signe d’unité d’une Eglise universelle dépourvue de souverain pontife auquel les évêques doivent faire allégeance ? Ce signe sera vécu dans la liturgie telle qu’elle est célébrée partout dans le monde, où se manifeste en son corps rompu et en son sang répandu la personne du Christ, unique chef de l’Eglise qu’il accompagne dans son cheminement vers le Royaume. L’abolition du patriarcat par Pierre le Grand, acte anticanonique, n’a toutefois pas brisé l’essentiel, le signe d’unité à travers l’eucharistie entre l’Eglise russe et tous les autres patriarcats orthodoxes.

Donc à la suite de la politique autoritaire de l’empereur, l’Eglise est transformée en un des grands corps de l’Etat, dont le tsar devient le chef, et la prépondérance du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel est dès lors légitimée. La réforme provoque une bureaucratisation de la vie ecclésiale. De son côté Catherine II supprime autoritairement plus de la moitié des monastères et confisque leurs terres au profit du pouvoir. Et ce faisant l’admiratrice des philosophes des Lumières empêche les communautés monastiques de jouer leur rôle hospitalier, caritatif, qui avait toujours été le leur.

En dépit du renforcement bureaucratique de l’Eglise officielle, le fil de la sainteté prophétique ne s’est jamais rompu. Saint Tikhon de Zadonsk, dont s’inspira Dostoïevski comme un modèle d’évêque ouvert à la modernité ; saint Païssi, traducteur de la Philocalie, qui contribua au ressourcement du sentiment religieux dans la prière et dans l’ascèse ; saint Séraphim de Sarov, apôtre de la paix intérieure dans une vie illuminée par la flamme de l’Esprit ; les starets du monastère d’Optyno où allaient quêter une parole de vie aussi bien les hommes politiques que les paysans, les riches marchands que les écrivains célèbres, tous attestent que l’élan créateur de la sainteté ne s’est jamais ralenti. A cette liste il faut ajouter un remarquable effort missionnaire en Sibérie (un continent à elle toute seule !), en Alaska et au Japon. Le père Jean de Cronstadt, prêtre d’une paroisse populaire, est renommé pour ses dons de thaumaturge. L’arrière-grand-mère d’Alexandre Men, devenue veuve avec sept enfants à charge, souffrait d’une grave maladie lorsque des amis lui suggèrent d’aller rencontrer ce prêtre qui était de passage dans leur ville. Elle y alla, le père Jean la dévisagea un instant et dit : « Je sais que vous êtes juive, mais je vois en vous une foi profonde en Dieu. Prions le Seigneur, et Il vous guérira ». Un mois plus tard elle était remise sur pied. Seule la sainteté, dont témoignent ces exemples parmi bien d’autres, pouvait permettre l’éclosion de ces forces vives dont allait bénéficier le futur père Alexandre, de cette discipline de l’esprit sans laquelle aucun esprit créateur n’est possible, de cette ouverture à la grâce qui permet à Dieu de « faire toutes choses nouvelles » (Apo. 21,5).

La chute de la monarchie en 1917 rend possible la convocation du concile de Moscou qui doit se séparer un an plus tard. Elle fait prendre conscience à l’Eglise russe d’une réalité encore inédite : la brusque disparition de l’Empire chrétien, dont une des missions avait été de « protéger » l’Eglise. Il faut apprendre maintenant à se passer de cette « protection », apprendre à nouer de nouveaux liens, parfois au prix du sang, avec le pouvoir bolchévique qui a inscrit dans son programme défini par la ligne léniniste, l’annihilation de tout élan de sentiment religieux. Le premier état fondé sur l’athéisme naissait dans les affres de la douleur : vagues de persécutions, procès arbitraires, déportations dans les camps, Eglises et monastères impitoyablement détruits ou transformés en garages, en dancings, ou en prisons, comme le fameux monastères des îles Solovki dans le grand Nord. La séparation entre l’Eglise et l’Etat inscrite dans la Constitution ne fut jamais observée par l’Etat qui soumit l’Eglise à une surveillance policière étroite et permanente, dont le père Alexandre Men eut maintes fois à souffrir. La hiérarchie fut en partie enrôlée pour défendre sur la scène internationale les intérêts politiques du pouvoir soviétique. La voix de ceux qui osèrent protester, prêtres ou laïcs, fut systématiquement étouffée.

Vient l’année 1988, celle marquant le millénaire du baptême de la Russie. Le dépôt de sainteté accumulé pendant des siècles, que l’on avait voulu mettre sous le boisseau pendant soixante-quinze ans va pouvoir rayonner à nouveau, et de nouvelles lueurs d’espérance vont se lever. Au temps de la glasnost les esprits s’ouvrent sur la réalité du monde, et face à la décadence de l’Etat totalitaire, l’Eglise retrouve un peu de place au soleil, la catéchèse devient possible. Le père Alexandre fut le premier à la faire publiquement. Avec la chute du système totalitaire, les gens vont se faire baptiser par dizaines de milliers. Les œuvres caritatives, interdites à l’époque où le parti communiste était censé subvenir à tous les besoins de l’homme, peuvent reprendre dans des conditions matérielles de pénurie mais avec un immense dévouement car la pauvreté, les enfants abandonnés par des familles désunies, l’alcoolisme, la prostitution, pullulent dans des proportions inquiétantes.

Le patriarche Alexis a su trouver les mots exprimant le repentir de l’Eglise pour les fautes commises, notamment la déclaration d’allégeance du métropolite Serge en 1927 à l’égard de l’Union soviétique et de ses dirigeants. Cette déclaration blessa les martyrs de la foi, mais elle tentait de préserver ce qui pouvait l’être de la visibilité de l’Eglise, sans laquelle il ne lui restait plus qu’à se réfugier dans les catacombes. Mais aujourd’hui, l’adaptation de la Russie à une nouvelle étape de son histoire se fait non sans grincements. Il arrive que l’on se heurte à des réflexes hérités de la période soviétique dont l’utopie totalitaire voulait forger l’homme nouveau, et l’a surtout laissé en plein désarroi ; à des réflexes de rejet de la société capitaliste sans que l’on discerne clairement, après la chute du collectivisme, par quoi on veut remplacer ce dernier ; des réflexes d’opposition irrationnelle envers l’Occident qui, certes, a déversé ses propres poisons comme la corruption de l’argent, la drogue, la pornographie, le relâchement des mœurs, mais aussi présenté ses valeurs d’esprit démocratique et de tolérance ; des réflexes dûs à une méconnaissance, une méfiance à l’égard des formes occidentales du christianisme, avec lesquelles cependant les orthodoxes ont des trésors de spiritualité à partager dans une Europe qui se détourne de ses racines judéo-chrétiennes et se laisse gagner par une indifférence générale. Il faut reconnaître que l’arrivée en masse de « missionnaires » américains porteurs de valises bourrées de dollars ; que les maladresses du Vatican, sans parler des fondamentalistes catholiques qui s’installent dans le pays comme en pays de mission, sans oublier les regrettables querelles autour de l’uniatisme, ont fait des ravages dans les esprits. De ce fait, le pape Jean-Paul II n’a pu réaliser le projet qui lui tenait à cœur de visiter la Russie et de renouer le dialogue avec les représentants de son Eglise. Toutefois on ne peut que rendre hommage à tous ces chrétiens d’Occident qui vont en Russie pour aider leurs frères à la reconstruction du pays, pour animer des échanges, dans un esprit fraternel et désintéressé. L’inverse est vrai, lorsque des groupes de jeunes russes sont reçus dans des communautés occidentales, comme celle de Taizé, que le père Alexandre aime évoquer.

En définitive, il faut voir dans la Russie un pays où le sentiment religieux est assez largement répandu, pas toujours solidement structuré, et où la pratique reste faible. Tout en gardant des réflexes de l’époque concordataire avec le tsar – à laquelle une minorité souhaiterait faire retour –, de l’époque ambiguë où s’exerçait la pression insupportable du pouvoir totalitaire, l’Eglise d’aujourd’hui doit faire l’apprentissage ardu de la séparation avec l’Etat. Elle doit trouver sa voie en pleine indépendance, à la lumière des saints qui ont brillé sur la terre russe, et ont su maintenir la flamme de la foi tant dans la communion avec le peuple et ses dirigeants, que dans la pleine liberté des enfants de Dieu, irréductibles à toutes les puissances de ce monde.

Vois combien mes ennemis m’ont humilié (Ps 30,12)

Déjà à la fin du XIXe siècle nombre d’esprits éclairés prenaient conscience de la nécessité, pour l’Eglise russe — et avant Vatican II pour l’Eglise catholique ! — de faire son aggiornamento. Il faudra attendre 1917 pour qu’un concile se réunisse à Moscou. Il eut le temps de prendre toute une série de mesures importantes, mais sous la pression des nouvelles forces politiques il fut contraint de se séparer en 1918 avant d’avoir achevé ses travaux. Jusqu’aujourd’hui ces mesures restent lettre morte. L’Eglise entrait dans une nuit profonde qui est encore maintenant loin d’être dissipée. Cependant les saints, ceux d’hier comme ceux de l’époque actuelle — et certaines voix s’élèvent déjà pour demander la canonisation du père Alexandre Men — sont toujours là, ils brilleront jusqu’à la fin des temps, car contre l’Eglise les portes de l’enfer ne sauraient prévaloir.

Très vite le pouvoir bolchevique entre en conflit ouvert avec l’Eglise. Commence l’ère des persécutions. Un grand nombre d’églises sont transformées en hangars ou en dancings, voire rasées et aujourd’hui il faut les rebâtir, parfois à l’identique comme la cathédrale du Saint-Sauveur de Moscou. Toutefois il est infiniment plus délicat de rebâtir non les églises de pierre mais les églises de chair, ces « temples de l’Esprit Saint », que sont les hommes. Sous Staline, évêques, prêtres, fidèles, par dizaines de milliers sont emprisonnés dans des camps de concentration ou fusillés. Dans la période qui va de la révolution à la guerre, le nombre de martyrs de la foi dépasse de loin celui des trois premiers siècles du christianisme. En 1925 le patriarche Tikhon, qui sera canonisé, meurt dans d’étranges circonstances. Son successeur fait en 1927 une déclaration de loyalisme à l’égard du pouvoir des soviets. Certains y voient une trahison, une compromission avec la puissance du « prince de ce monde » ; d’autres saluent le souci chez ce pasteur de préserver ce qui peut l’être de la visibilité de l’Eglise et d’éviter sa disparition au regard des hommes. Des prêtres refusent de se plier, ils partent sur les routes ou se terrent, cachés dans des maisons à l’abri des regards. Il arrive que quelqu’un les dénonce, les autorités alors les éliminent sur-le-champ. Ils sont l’Eglise de l’ombre, l’Eglise des catacombes.

C’est dans cette dernière, avec en toile de fond un contexte historique tourmenté, que vient au monde le petit Alik, diminutif affectueux d’Alexandre, et qu’il va s’éveiller à la foi.

II — L’enfant grandit et le Seigneur le bénit

(Juges 13,24)

Plusieurs se réjouiront de sa naissance (Lc 1,14)

Deux fées présidèrent à la naissance d’Alik : Eléna Sémionovna, sa mère, et Véra Iakovlevna, la sœur d’Eléna, qui faisait partie de la famille dont elle partageait la vie. Les deux sœurs vivaient dans une tendre amitié, et c’est à la tante que fut confiée tout particulièrement l’éducation d’Alik et de son frère Pavel. Quelques années auparavant ces deux femmes avaient fait la connaissance d’un prêtre remarquable par son courage et sa foi solide comme un roc, le père Séraphim (Batioukov). Il avait déjà été arrêté sur une fausse dénonciation puis relâché, et avait reçu la tonsure dans les années vingt, à l’époque où les chrétiens étaient systématiquement en butte aux persécutions du pouvoir. Pour préserver sa liberté personnelle et échapper aux exactions des autorités policières, il était entré en dissidence et exerçait son ministère dans la clandestinité, dans « l’Eglise des catacombes ». Pour cela il avait élu domicile dans une petite maison non loin du monastère de la Trinité. C’est là qu’en 1935 il baptisa Eléna et son fils âgé de sept mois. A celui-ci on donna le nom d’Alexandre, en l’honneur du grand-prince Alexandre Nevsky, le défenseur au XIe siècle de l’intégrité du territoire russe et de la foi orthodoxe contre les menées des Suédois et des chevaliers teutoniques. Sa tante Véra, d’esprit plus tourmenté, fut baptisée seulement deux années plus tard. Son père resta non-croyant mais, comme dit saint Paul, dans un tel couple « le mari non-croyant est sanctifié par la femme » (I Co 7,14). Celle-ci ne se faisait pas de souci à son sujet car, disait-elle, « le Seigneur sauve les humbles » (Ps 34,19).

Vers l’âge de quatre ans, Alik est emmené à une liturgie célébrée dans une clairière éloignée de la forêt, par un autre prêtre des catacombes, le père Iieraks. Véra Iakovlevna écrit ceci : « La forêt s’était faite église. Il semblait que tous les hôtes des bois élevaient une louange à la Mère de Dieu. Un écureuil qui était descendu d’un arbre nous tenait compagnie, sans bouger d’un pouce ». Encore sous le coup de l’émotion le petit garçon dira à son oncle quelque temps après : « Quel dommage que tu n’aies pas été avec nous. C’était tellement merveilleux ! ».

Son amour pour la forêt, pour les animaux, pour toute la nature, remonte peut-être à ce temps-là. Plus tard il dira qu’il s’enfonçait dans une forêt avec les mêmes sentiments de piété qu’il éprouvait en entrant dans une église. Par les fenêtres du sanctuaire où il célébrait il aimait sentir la présence de Dieu en contemplant les champs verdir au printemps ou blanchir sous la neige en hiver. La remarque du sherpa Tensing, qui avait accompagné Hillary dans l’ascension de l’Everest : « Il faut s’approcher des montagnes avec vénération », l’avait impressionné.

Sa mère lui inculqua la notion de Dieu Créateur de l’univers, dont l’amour débordait pour tous les hommes. Un jour, entendant parler de la peur de Dieu, il demanda : « Nous aimons Dieu, comment peut-on avoir peur de Lui ? » Sa mère lui répondit : « Nous devons avoir peur de l’offenser par une mauvaise action ». Cette pensée lui donna pleine satisfaction.

Instruis l’enfant selon la voie qu’il doit suivre (Pro 22,6)

Véra, la tante, consacrait son temps libre à promener l’enfant, et s’adonnait à la prière dans les moments où il jouait paisiblement. Lorsqu’il eut cinq ans bien sonnés, le père Séraphim conseilla de le familiariser avec l’Ecriture sainte. Ni la mère, ni la tante, en dépit de la foi profonde qui brûlait en elles, n’osèrent en prendre la responsabilité. On fit alors appel à une amie plus expérimentée dans la pratique de la catéchèse, Maria Vitalievna, elle-même également fille spirituelle du père Séraphim. Plus tard les rôles se renverseront et la catéchète, devenue membre de la paroisse du père Alexandre, lui sera redevable d’un enseignement spirituel. Les premiers mots écrits par le garçon sur son cahier, sans doute soufflés par elle, étaient : « Sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12,21). Toujours sur les conseils du père Séraphim, on ne le menait ni au cinéma, ni au théâtre, où régnait alors le mensonge et une idéologie athée. « Mieux vaut lui acheter un jouet », disait le prêtre.

Au début de la guerre Véra organisa le déménagement de la famille à Serguiev Possad (appelé alors Zagorsk). Le père Séraphim disait qu’à Moscou « les enfants peuvent périr, tandis qu’ici saint Serge les protégera ». Il avait une prédilection pour Alik, et avec son sens aigu du discernement il dit un jour à Véra : « Grâce à vos efforts, à votre consciencieux sens de l’éducation, Alik est destiné à un grand avenir ». Au lendemain de la guerre, Véra emmena son neveu adolescent visiter un certain nombre de monastères. Presque partout il attirait l’attention de quelque moine clairvoyant, qui pressentait en lui le glorieux avenir de l’homme et du prêtre.

La mère d’Alik fut frappée d’une phtisie galopante pour laquelle les médecins ne lui donnaient que deux mois à vivre. Pourtant elle survécut encore quelques années, avant de mourir en 1979. Ceux qui l’ont connue sont persuadés que le Seigneur tenait à maintenir en vie cette femme pleine de vitalité, de gaieté, de paix. Son cœur débordait d’un amour qu’elle partageait avec tous ceux qu’elle rencontrait. Même frappée par la maladie elle respirait la joie de vivre, se montrait reconnaissante envers le moindre geste d’amitié qu’on lui prodiguait, et était toujours prête à s’entretenir avec ceux qui avaient besoin de sa présence. Par tous les moyens elle s’ingéniait à nourrir les nombreux visiteurs malgré les difficultés d’approvisionnement. Tout le monde était conquis par l’atmosphère d’amour qu’elle faisait rayonner autour d’elle. Elle et sa sœur surent transmettre à Alik le flambeau de la foi.

Sentant sa fin approcher, le père Séraphim n’attendit pas qu’Alik atteigne l’âge de raison — sept ans — pour le confesser. Après sa première confession précoce, le garçon dit à sa mère et à sa tante : « Je me sentais avec grand-père comme si j’étais au ciel avec le bon Dieu ». A la veille de sa mort, en 1942, le père Séraphim bénit le jeune garçon avec une icône de la Mère de Dieu dite « Joie de tous les affligés ».

Un autre personnage des catacombes croise le destin d’Alik. Il s’agit d’une moniale du grand habit — c’est le plus haut degré du monachisme pour les hommes comme pour les femmes —, portant le titre d’higouménia, c’est-à-dire ayant la capacité de diriger un monastère, une abbesse. Elle aussi vivait cachée et avait un don de clairvoyance. Apercevant un jour à travers la fenêtre de sa cellule le garçon qui ouvrait la barrière du jardin, elle dit sur un ton mi-sérieux et mi-plaisant : « Ah ! voici venir le père archimandrite ! ». Elle pressentait ainsi l’avenir sacerdotal du jeune homme qui ne deviendra pas moine — la dignité d’archimandrite est celle d’un supérieur de monastère — puisqu’il se mariera avant d’entrer dans les ordres. La mère Marie attirait auprès d’elle dans les années quarante et cinquante un grand nombre de prêtres, qui venaient chercher auprès d’elle des conseils sur la manière d’accomplir leurs fonctions et lui demandaient le secours de ses prières. Le futur père Alexandre garda un souvenir reconnaissant du rayonnement de sa personne dont il avait largement bénéficié de son vivant. Il ne manquait pas d’aller visiter sa maison à l’anniversaire de sa mort. Elle s’éteignit en 1961 dans sa quatre-vingt unième année.

Parmi les multiples dons qu’il avait reçus, il avait celui de la peinture. A l’âge de seize ans il campe le prophète Ezéchiel dans une composition à l’huile dont la portée est prémonitoire. La silhouette massive du héraut de Dieu, barbe et cheveux au vent, se détache sur un fond de ciel tourmenté, traversé par des nuages gros de menaces où volent des corbeaux noirs. Des ossements sont épars sur le sol, on croirait entendre la clameur de la voix de Dieu : « Prophétise, fils de l’homme, et dis à l’Esprit : viens, souffle sur ces morts et qu’ils revivent ». (Ez 37,9). Quelques années plus tard le jeune homme accédera à la prêtrise. A combien d’  « ossements desséchés » n’a-t-il pas redonné le goût de la vie par la conviction de sa parole, la chaleur de son amour, l’étendue de sa compassion ? Ces ossements se recouvraient de chair, leur cœur battait plus vite et se remplissait d’espérance, ils pouvaient prendre un nouveau départ sur le chemin de la vie au service de Dieu et de leur prochain.

Encore à l’âge scolaire, le garçon avait une prédilection marquée pour les offices liturgiques à l’église. Un soir de 31 décembre il s’attardait dans l’église à l’issue des vigiles, à l’heure où tout le monde au-dehors se préparait à fêter joyeusement l’entrée dans la Nouvelle Année. Soudain, il sentit se poser sur lui la main du prêtre qui lui dit : « C’est bien que tu aimes Dieu, l’Eglise et la célébration liturgique. Mais jamais tu ne deviendras un véritable pasteur si tu restes étranger aux joies et aux afflictions de ceux qui vivent dans le monde… » Ces paroles lui ouvrirent des horizons nouveaux. Après s’être encore un peu recueilli, il sortit comblé d’une joie inexprimable, dans le sentiment que Quelqu’un l’appelait. C’était un autre homme. Il sentait naître en lui la vocation d’être auprès de ceux qui souffrent et gémissent, de ceux qui se trouvent au seuil de la mort ou sont privés de foi, d’espérance et d’amour, comme de ceux qui se réjouissent.

Esdras avait appliqué son cœur à étudier (Es 7,10)

Garçon précoce, Alik commence à écrire des articles vers l’âge de douze ans. Il s’astreint à une sévère discipline, se couchant tôt, se levant aux aurores pour étudier dans la tranquillité pendant que la maisonnée est encore plongée dans le sommeil. Le temps est précieux, et doit être mis à profit. Il lutte contre la paresse tant intellectuelle que spirituelle : « celui qui se libère, libère le monde », avait-il coutume de dire. Cette libération du poids de son moi, de ce moi qui chez tant d’hommes constitue la grande préoccupation de leur vie, lui permettra de se porter vers son prochain pour l’aider, le réconforter sans se départir de sa patience, de sa tolérance, de sa capacité d’aimer.

En 1953 il s’inscrit à Moscou dans un institut universitaire spécialisé en biologie, qui sera bientôt délocalisé à Irkoutsk. Il a ainsi tout loisir de se consacrer à l’étude de sa chère biologie, d’étudier la vie et les mœurs des animaux pour lesquels il nourrit une véritable passion. Sa bibliothèque regorge de livres les concernant. Même les dinosaures, dont il prétend à la suite de quelques savants que leurs descendants en ligne directe sont… les poules !, même eux tiennent une place considérable dans ses dessins d’animaux. Parfois, des enfants se bousculent dans sa chambre pour le bombarder de questions portant sur les us et coutumes du monde animal.

Doué d’une oreille musicale et d’une voix sonore bien posée, il commence très tôt à chanter dans le chœur ou à assumer les fonctions de lecteur. Il aime la beauté des célébrations sans jamais se laisser prendre au piège de l’esthétisme. Les chants, l’architecture, les livres liturgiques, les traditions tiennent assurément une place non négligeable dans son cœur mais, ajoute-t-il, tout cela est éphémère, n’a guère plus d’importance que les traditions des anciens égyptiens ou hindous si l’on ne sent pas la présence du Christ, si l’on ne perçoit pas Sa voix avec plus de netteté que toutes les autres voix.

La quantité de lectures qu’il a absorbées, le nombre d’auteurs qu’il est capable de citer, frappent par leur abondante diversité. On se demande par quels moyens il a réussi à se procurer une telle masse d’ouvrages, publiés tant en Russie qu’en Occident, et dont bon nombre étaient introuvables sinon interdits sous le régime soviétique. Il faut croire qu’un réseau d’amis pouvant faire des aller et retour entre Paris et Moscou s’ingéniaient à satisfaire sa boulimie de lecture. La révolution russe avait fait barrage à toute création libre de la pensée, dont la pensée théologique. Seuls les grands théologiens russes de l’émigration, notamment à l’Institut Saint-Serge à Paris ont pu, avec d’humbles moyens compenser ce vide de la pensée religieuse dans leur pays d’origine. Le père Alexandre est un des rares théologiens de l’époque soviétique à avoir pu se tenir, tant bien que mal, au courant de ce qui était publié en Occident.

Parmi les grands penseurs religieux qui ont exercé une profonde influence sur lui à l’époque de sa formation intellectuelle et spirituelle, il y a Nicolas Berdiaev, pour qui le christianisme est la révélation de la personne dans le mystère de son irréductible liberté. En méditant sur le sens de l’histoire, ce philosophe affirme que le tragique de la vie ne se résout qu’au plan de l’Esprit. Men avait bien conscience qu’on ne pouvait lutter contre le communisme par la violence, mais seulement avec des armes spirituelles, par la transformation des cœurs. De son côté, Vladimir Soloviev l’ouvre à une réflexion sur le rapprochement des Eglises, sur l’unité de la chrétienté. Le père Alexandre ne partage pas le pessimisme de la fin de la vie de ce philosophe, découragé par les piètres résultats de ses efforts en ce XIXe siècle où les Eglises, à vrai dire, vivaient jalousement repliées sur elles-mêmes. Soloviev est alors en proie à de sombres visions eschatologiques, où la réunion des Eglises ne se concrétise qu’à l’ultime moment parousiaque de la deuxième venue du Christ, à la fin du monde. Pour Men le christianisme ne fait que commencer, il a une vision optimiste de l’évolution historique, où l’on perçoit des accents de Teilhard de Chardin. Le père Serge Boulgakov, qui fut le premier doyen de l’Institut Saint-Serge à Paris, lui fournit l’armature dogmatique dont il avait besoin pour poser sa vision théologique sur un fondement solide.

Un théologien en herbe était dans l’incapacité, en ce temps-là, de faire des études de théologie dans un esprit créateur, ou de publier des ouvrages dans cette discipline. Les séminaires étaient mal outillés, on y répétait assez mécaniquement les manuels scolastiques du XIXe siècle qui ne pouvaient pas apporter de réponses à la soif de l’homme contemporain. Comme ce fut le cas à toutes les périodes de troubles ou de persécutions, les offices liturgiques, avec leur richesse inépuisable, pouvaient seuls maintenir les esprits qui s’en nourrissaient à un haut niveau théologique. Men devra se forger son propre langage, dans ses écrits et ses conférences, pour donner une présentation vivante de la foi chrétienne. Ainsi il rédige, entre autres, son Jésus, le Maître de Nazareth, dans le souci de faire passer un message à la fois accessible à un lecteur privé de culture chrétienne, et dénué de toute compromission dans l’exposé de la vérité.

Au cours de son passage à l’université, le jeune homme ne cessa jamais de servir l’Eglise en qualité de chantre ou de lecteur. C’était jouer avec le feu, car le système éducatif était étroitement surveillé pour ne pas donner prise aux influences religieuses. Un étudiant qui participait à la vie de l’Eglise était passible des plus sévères sanctions. Parvenu à la fin du cursus et à la veille de passer un ultime examen, ce brillant étudiant fut exclu de l’Université sur ordre des autorités de tutelle, et n’obtint donc jamais son diplôme de l’Institut de biologie. Sa vie va désormais prendre une tout autre orientation.

III – La loi ne périra pas faute de prêtres

(Jr 18,18)

Pendant la guerre, et pour résister à l’envahisseur allemand, Staline est contraint de mobiliser toutes les forces vives de la nation, notamment le sentiment patriotique du peuple russe. Il desserre l’étreinte qui étouffe l’Eglise, et celle-ci est autorisée à reconstituer une partie du potentiel de paroisses qui avaient été fermées au lendemain de la révolution. En 1953 le successeur de Lénine meurt, s’ouvre une ère nouvelle où pointe un soupçon de liberté, c’est le dégel. Mais bientôt la campagne anti-religieuse reprend de plus belle sous Khrouchtchev, de nouveau les paroisses sont contraintes de cesser leurs activités les unes après les autres, un vent glacé souffle sur le pays. Naissent alors les cercles de dissidents qui par leur remise en question des fondements de la société en régime totalitaire, favorisent la formation d’une opinion publique. Parmi ces « gens qui pensent autrement » — c’est ainsi qu’on les nomme —, il y a Soljénitsyne, dont la nouvelle Une journée d’Ivan Denissovitch, en 1962, soulève une émotion considérable. Il restitue l’image de la grandeur, de la noblesse de l’homme — fût-il issu comme le héros de la classe des paysans —, de l’homme doué d’une conscience et capable, paradoxalement, de garder sa liberté intérieure dans les conditions d’incarcération inhumaines du camp de concentration. Il révèle à travers le pays la réalité de la vie dans les goulags, la tare la plus criante du régime. Plus tard le grand savant Sakharov s’érige en défenseur de la liberté de conscience et des droits de l’homme.

Alexandre Men fait partie de la génération de jeunes dont l’enfance s’est déroulée pendant la guerre, qui ont connu la période stalinienne sur le déclin, et qui ne prennent pas pour argent comptant la langue de bois de l’idéologie au pouvoir. Nombre d’entre eux poursuivent des études supérieures, ils s’interrogent sur le sens de la vie et sur Dieu, parfois ils retrouvent le chemin de l’église et vont jusqu’à se faire baptiser. Certains prêtres, tel le père Dimitri Doudko connu en Occident par ses entretiens spirituels avec ses fidèles, baptisent par centaines, voire par milliers. Même la fille de Staline, Svetlana Alliluieva, se plonge dans les eaux lustrales ! A l’inverse de ce qui se passe en Occident, où les couches intellectuelles sont souvent imprégnées d’un laïcisme anticlérical, c’est dans les rangs de l’intelligentsia en Russie que l’on rencontre des jeunes gens rongés par ce que Dostoïevski appelait les « maudites question » : pourquoi la vie, la mort, la souffrance, l’amour, quel sens peut-on donner à Dieu en tout cela ? Attentif à ces changements de mentalité, à cette quête de vérité, à cette soif de sens, Alexandre Men est bien conscient que l’Eglise n’est pas outillée pour faire face à cette situation nouvelle, à laquelle il est urgent de lui permettre de s’adapter.

Il fut appelé à entrer dans le temple du Seigneur (Lc 1,9)

Une fois exclu de l’Institut de biologie le jeune homme se lance dans des études de théologie. Il s’inscrit aux cours par correspondance du séminaire de Leningrad, puis achève le cycle supérieur des études à l’académie de théologie de Moscou. En 1958 il est ordonné diacre et, deux ans plus tard, prêtre. Sous sa plume sont publiés des articles dans le Journal du Patriarcat de Moscou, l’unique organe périodique de l’Eglise russe dont nombre d’exemplaires sont d’ailleurs introuvables en Russie et envoyés en Occident.

La première paroisse où il est nommé recteur est située à Alabino, une petite ville non loin de la capitale. Il y noue des relations amicales tant avec les autorités locales qu’avec les paroissiens. Une bonne entente règne avec son auxiliaire, le père Serge Khoklov. « Nous étions heureux de concélébrer ensemble », disait-il en évoquant cette période de sa vie. Bouillonnant d’énergie il se démène sans compter pour restaurer l’église, et déploie une grande activité dans les prédications, les confessions, les entretiens spirituels avec les fidèles. Rebuté par l’incurie et le manque de goût qui trop souvent déparent les édifices religieux, il surveille attentivement le style des icônes et la décoration intérieure. Jusqu’à la fin de sa vie, il aura le souci de l’aménagement harmonieux de la maison du Seigneur.

Malheureusement les épreuves vont fondre sur ce jeune prêtre tout frais émoulu. Ses paroissiens, constitués en majorité de fidèles venant du voisinage et d’intellectuels débarquant de la capitale, sont captivés par la profondeur de sa prédication. Mais au sein d’une minorité d’entre eux, s’enfle une animosité nourrie par la méfiance des autorités civiles qui exercent une mainmise sur la paroisse, et par la jalousie des autorités religieuses devant le succès de ce jeune confrère. Une cabale montée de toutes pièces aboutit à une descente de police dans la petite maison qui sert de presbytère. Ordre a été donné d’éplucher tous les livres, les manuscrits, les papiers divers, et de vérifier qu’il ne s’y trouve pas de « matériel antisoviétique ». Pendant la perquisition le jeune prêtre — il a vingt-six ans —, soucieux de ne pas perdre son précieux temps, achève les dernières pages de Magie et monothéisme, le deuxième tome d’un ouvrage qui en comprendra six et dont le titre est  A la recherche du Chemin, de la Vérité, de la Vie.

Tout au long de son existence cet homme exceptionnel sera en butte à des attaques mensongères, et devra se soumettre à des perquisitions ou a des convocations auprès de juges inquisiteurs qui le retiendront parfois des heures durant. Un ami lui demande une fois : «  C’était dur ? » et il lui répond : « Vous savez, je suis prêtre, je peux parler à tout le monde. Cela ne m’est jamais pénible ».

Les dénonciations finissent par produire leur effet. Le père Alexandre est transféré, comme troisième prêtre, dans l’église de Tarassovka. Cette petite ville, située sur la ligne qui va de Moscou à Serguiev Possad, dessert également Semkhoz, où il réside avec sa femme et leurs deux enfants. Ce changement s’annonce donc bien, d’autant qu’à peu de distance se trouve le lieu où saint Serge de Radonège a brillé dans tout l’éclat de sa sainteté dans ce qui était, il y a quelque six cents ans, une sombre forêt infestée de loups.

Cette nouvelle nomination se révèle aussi désastreuse que la précédente, il doit sans cesse essuyer les avanies du recteur de la paroisse, affronter les fausses accusations qui pleuvent sur lui. Ne prêtant qu’une oreille distraite aux médisances il garde sa joie intérieure en voyant grossir son troupeau, constitué essentiellement d’intellectuels et de jeunes. Toutefois la situation devient intenable, le patriarche Pimène décide de le transférer une nouvelle fois, et ce sera la dernière, dans l’église de la Sainte Rencontre à Novaïa Derevnia. Ce village jouxte la ville de Pouchkino, toujours sur la même ligne de chemin de fer. Bien plus tard il se remémorera cette décision du patriarche avec une profonde reconnaissance.

Dans la vraie tradition de l’Eglise, un prêtre est « marié » avec sa paroisse à laquelle il ne doit pas faire d’infidélités en partant ailleurs, sauf cas de force majeure. Le père Alexandre a vécu ces transferts à son corps défendant. Partout où il allait, il faisait rayonner l’intelligence et la beauté de la foi chrétienne. A l’époque, un bon prêtre était le pire ennemi d’un régime agressivement athée, car il rendait la religion aimable, or celle-ci devait être anéantie par tous les moyens. Tels des corbeaux, des forces obscures s’acharnaient sur un pasteur au cœur pur, dévoué à ses brebis.

Le nombre de ceux qui croyaient au Seigneur augmentait (Ac 5,14)

Le jour de la fête des trois saints docteurs — saint Basile, saint Grégoire le Théologien et saint Jean Chrysostome —, le 12 février 1970, il est installé dans l’église de la Sainte Rencontre. L’église, surmontée d’une coupole bleue, est en bois, de taille modeste, on y accède par un perron. Dans la cour il y a une petite maison en bois à l’usage du prêtre, où il peut recevoir quelques personnes, et le cimetière. Il y exercera son ministère pendant vingt ans, dans un dévouement total de sa personne, jusqu’à ce fameux neuf septembre 1990, où il ira jusqu’au sacrifice suprême de sa vie.

Les membres proches de sa famille, mère, tante, femme, enfants, prennent une part active dans la vie de la paroisse. Mais sa « famille » que Dieu lui donne s’agrandit de nombreux enfants spirituels. Il reste un père de famille responsable et attentif envers chacun des siens, et en même temps il est entièrement dévoué, de toute sa force, au Christ qui toujours occupe la première place. Un prêtre marié avec charge de famille doit trouver un équilibre entre le temps consacré à la vie de famille et celui consacré aux « enfants » qu’il doit engendrer à l’Esprit. Sa femme, affectueusement appelée « la matouchka » — le prêtre, lui, est appelé « batiouchka » — exerçait un métier. Son mari lui donnait un coup de main pour les soins du ménage, préparait les repas à l’occasion, ou portait des sacs de linge à la blanchisserie.

Sa nature le rendait très proche des enfants, peut-être parce qu’il avait lui-même gardé une âme d’enfant. Un jour il projette devant un groupe d’adolescents des diapos sur la vie de Jésus. Il commente les scènes et prend grand plaisir à observer leurs réactions. Une autre fois il montre une série de diapos sur la vie de Jésus à un seul enfant âgé de six ans, à qui il explique sérieusement le sens des images. Lorsqu’il sera autorisé à se rendre dans les hôpitaux, il passera une après-midi entière au chevet d’une petite fille atteinte d’une leucémie incurable.

Sur cette lumineuse figure de prêtre les dénonciations mensongères, les lettres de calomnie, les accusations grossières ne cessent de s’abattre. Elles sont le fruit de l’ignorance et de l’envie. Lui poursuit sa route, exerce son ministère, comme s’il ne remarquait pas les torrents de boue où on cherche à l’enliser. Toujours sur ses gardes, il évite toute confrontation avec les représentants du pouvoir. Ses ouvrages sont édités sous un pseudonyme par le Foyer oriental à Bruxelles, qui est une organisation catholique. Lorsque Yves Hamant, qui fut son ami et rédigea sur lui une première biographie qui reste fondamentale, apporta à Novaïa Derevnia un livre de lui publié en russe à Bruxelles, il fallait voir sa joie et ses éclats de rire lorsqu’il s’aperçut que certaines illustrations avaient été empruntées… à des publications des anti-dieu militants !

Jusqu’en 1988 les personnes en quête de conseils ou de consolation se glissaient à Novaïa Derevnia comme des conspirateurs, à l’insu des autorités. Leur nombre augmentait d’année en année tant était grande la notoriété de ce prêtre. Il était capable de se mettre au diapason de chaque interlocuteur, de saisir au premier coup d’œil l’état de son âme, d’apaiser ceux qui étaient en proie au chagrin, de donner un peu de lumière à ceux qui se débattaient dans les ténèbres. Sa renommée s’étendait sur toute la région de Moscou et même bien au-delà. Parfois, une simple imposition de ses mains apaisait les souffrances, les symptômes de la peur et de l’angoisse. Lorsqu’il disait : « La situation est difficile… », il fallait s’armer de patience, mais une issue paraissait toujours en vue. Dans les cas les plus compliqués un « tout va bien » mettait comme un baume sur des blessures qui iraient alors en s’apaisant.

En outre, la personnalité même de ce prêtre respirait la joie, à laquelle il pouvait se donner pleinement, sans rien de factice. Il disait que l’homme doit être entièrement présent dans ce qu’il est en train d’entreprendre : le travail, la prière, la relation à l’autre, le divertissement. Lui-même pouvait se délasser de bon cœur, raconter des anecdotes, chanter en s’accompagnant à la guitare, plaisanter avec des babouchki en prenant le thé. Il avait en particulier le don de communiquer à ceux qui venaient le voir, peut-être en quête de consolation, un sentiment de joie profonde, sans rien de superficiel, comme venue d’ailleurs. On y goûtait sans doute la même saveur de joie qui fuse dans les Evangiles à maintes reprises, notamment au lendemain de la Résurrection, et qui animait les disciples à l’époque où le christianisme se répandait partout dans le monde. Deux grandes tendances se dégagent dans le christianisme. L’une est empreinte d’austérité, de gravité triste, d’un tourment intérieur devant la tragédie du mal dans le monde. L’autre offre un visage qu’éclaire un sourire joyeux devant les phénomènes de la vie, et se trouve toujours disposée à apaiser, consoler les souffrants, et répandre partout la joie de vivre. Ces deux tendances sont incarnées symboliquement dans deux personnages des Frères Karamazov, de Dostoïevski : le terrible moine, Théraponte qui voit partout des démons et condamne les hommes sous le poids de leurs péchés, et le starets Zossime qui proclame que l’amour transforme le monde en paradis, et qui exerce un ministère de compassion auprès de ceux qu’écrasent leurs souffrances.

Pour faciliter le cheminement dans la foi de ses paroissiens, en particulier des isolés, il avait créé de petits groupes, des « familles spirituelles » d’une douzaine de personnes. A leur tête il plaçait quelqu’un d’expérimenté, capable aussi d’esquiver les obstacles dressés par un système politique inquisiteur. Il suivait de loin les activités des groupes et prodiguait livres et conseils aux responsables sur la manière de les diriger. Ces enfants spirituels devaient rester sur leurs gardes car, eux aussi, tombaient sous la surveillance des autorités policières. De même qu’une table repose sur quatre pieds, disait-il, de même le groupe repose sur quatre principes : la prière en groupe, la lecture en groupe des Saintes Ecritures accompagnée de commentaires, la communion fréquente du groupe, la participation en groupe à des œuvres de charité et d’assistance. Ainsi se renforçait le tissu ecclésial. Un jour, le père Alexandre eut une vision : il voyait toute sa paroisse en prière.

A chaque sabbat toute chair se prosternera devant moi (Is 66,23)

L’assemblée réunie dans l’église de Novaïa Derevnia est assez disparate. On y côtoie des gens de la campagne, de simples paysans, des jeunes aussi, plutôt intellectuels, venus de Moscou. Certaines personnes ignorent la manière de se tenir dans une église orthodoxe, provoquant ainsi l’indignation des « babouchki », des grand-mères, ces ombrageuses gardiennes du temple. Le père Alexandre a le don de mettre tout ce petit monde à l’aise, de faire régner un esprit de tolérance et de bonne humeur. Personne ne doit être rejeté.

Il n’ignore pas que les autorités ont l’œil sur lui, que des policiers viennent écouter ses sermons, mais il les repère aussitôt : ils ne savent pas se tenir ! Les milieux ecclésiastiques également lui donnent du fil à retordre : un prêtre à succès suscite des jalousies. L’atmosphère de peur dans laquelle les gens vivent depuis des décennies — elle n’épargne même pas les membres du parti — suscite partout des gens mal intentionnés, même au sein du conseil paroissial, qui ne se gênent pas pour envoyer des lettres de dénonciation. Lui n’en a cure, et sait avec habileté se dérober aux embûches dressées devant lui.

Le dimanche matin des fidèles en groupes compacts se hâtent vers l’église, d’autres en sortent, c’est le brouhaha rituel précédant le début de l’office. Dans une aile de l’église, le prêtre explique à un groupe de pénitents le sens du sacrement de pénitence, de la nécessité de confesser à Dieu tout ce qui pèse sur l’âme et envenime les relations entre les hommes : colère, inimitié, égocentrisme, en un mot tout ce qui éloigne du Dieu d’amour. Chacun s’agenouille, le prêtre pose son étole sur sa tête et prononce les paroles d’absolution au nom du Seigneur qui seul peut conférer la grâce du pardon. Certains se relèvent avec une flamme joyeuse dans le regard. Nombreux sont ceux qui viennent solliciter l’absolution, le dialogue dure un bref instant mais quelque chose de fort a passé. Ils rentreront chez eux avec une foi raffermie, et une nouvelle lueur d’espérance. Parfois, le prêtre pose la main sur une épaule comme pour soutenir, pour encourager la personne. Quand un enfant se présente, son visage s’éclaire.

Le père Alexandre avait une mémoire exceptionnelle pour se rappeler les détails de la vie de ses pénitents. Il donnait à chacun l’impression qu’il était aimé plus que les autres. Quelqu’un lui parle un jour de ses distractions pendant la prière, il répond : pour prier il faut faire une percée en force. Un autre lui demande : comment puis-je connaître la volonté que Dieu a sur moi ? Il l’invite à scruter sa conscience, à examiner sa situation de vie, le résultat est que le pénitent connaissait la réponse mais ne parvenait pas à voir clair en lui-même tout seul. Faire son salut n’est pas un acte d’égoïsme, mais signifie s’unir à Dieu pour le faire connaître dans le monde. Tel est le sens de l’esprit créateur dont parlent Soloviev ou Berdiaev.

Vivant dans un sentiment permanent de la présence de Dieu, le père Alexandre trouve dans la liturgie le prolongement naturel de sa vie, de ses activités, la source inépuisable où il puise son énergie. Il a le don de tourner les cœurs vers le Christ pour aller à sa rencontre. L’office divin est un acte de concélébration des laïcs avec le prêtre. Tout en étant sur terre, les fidèles ont le regard intérieur tourné vers le Royaume à venir, là où ils peuvent « déposer tous les soucis du monde ». Autour du calice les communiants se pressent en grand nombre, car le père Alexandre leur demande de se présenter fréquemment à la communion, au moins une fois par mois, et aussi de se préparer avec sérieux à recevoir l’eucharistie pour éviter tout danger de banalisation. Soigneusement préparé, le sermon commente l’évangile, ou explique le sens de l’événement liturgique du jour. Le prêtre a le don de s’exprimer avec clarté en termes aisément compréhensibles mais chargés de sens, mis à la portée des âmes simples comme des intellectuels, tous ont faim d’être entretenus de la beauté de la vie divine. A la fin de la liturgie ses yeux sont comme illuminés par les mystères qu’il vient de célébrer.

Certains dimanches, un ou plusieurs cercueils encore ouverts, selon la coutume russe, sont déposés dans l’église, et encensés par le prêtre. Les membres de la famille, les enfants, les entourent dans une grande simplicité, l’occasion leur est offerte de vivre une liturgie et de communier une dernière fois avec leurs morts. Debout devant eux le prêtre parle de la mort comme d’un passage vers la vie nouvelle dans l’attente du Jugement dernier, et de l’importance qu’il y a de s’y préparer dans la vie de tous les jours. Une fois, raconte un témoin, il dut célébrer les funérailles d’un enfant de six mois, prénommé comme lui Alexandre. Que dire, quelles paroles de consolation peut-on prononcer en cet instant ? Sans dissimuler l’immense chagrin qu’il partageait avec les parents, il dit que « la vie de cet enfant, si précocement brisée ici-bas, ne s’est point arrêtée, elle se poursuit là-bas dans les cieux… sous le regard plein d’amour et de sollicitude du Maître de la vie… » Il voyait l’enfant, aurait-on dit, dans le sein de Celui qui avait pris en charge son âme.

On emporte les cercueils. Il y a là encore un groupe d’adultes et d’enfants en attente d’être baptisés. De nouveau le prêtre apparaît, pour expliquer en termes directs le sens du baptême, le rite de la purification dans l’eau, véritable mort au vieil homme, le sens de l’onction des saintes huiles, comme don de l’infinie diversité des charismes de l’Esprit Saint, le sens de la croix que le baptisé porte autour du cou en signe de renoncement à lui-même pour devenir disciple du Maître de la vie. Toute conversion au Christ implique le repentir : comme l’âme alors se sent légère !

Une fois le baptême terminé bon nombre de gens restent encore là. Le prêtre se dirige vers sa petite maison où il va recevoir les visiteurs et consacrer à chacun un peu de son temps. Tous sont accueillis, orthodoxes, chrétiens d’autres confessions, ou gens en recherche. Toujours il trouve le mot qu’il faut, tous sont sous le charme émanant de sa personne. On s’entasse dans l’étroite pièce. Il faut bien transmettre les rudiments de la foi à ces personnes pleines de bonne volonté, mais quel vide immense a été creusé dans la culture religieuse traditionnelle par des décennies de persécutions anti-religieuses !

De nouveau on l’appelle. Des jeunes couples sont arrivés, ils demandent à être mariés. Il prend les deux premiers par la main, les entraîne en riant vers l’église en leur expliquant le mystère du sacrement du mariage, ce « sacrement de l’amour », comme disait saint Jean Chrysostome.

La journée s’est écoulée sans formalisme, sans ce qui même aurait pu ressembler à du formalisme, dans un immense respect pour la vie humaine, dans un sentiment de joie qu’emporte un torrent de vie. Comment l’acteur principal ne sent-il pas la fatigue ? Sans doute une force venue d’ailleurs le soutient.

En tout cela, rien d’inhabituel. Seulement un dimanche ordinaire…

IV — C’est de cette Eglise
que je suis devenu le ministre
(Col 1,25)

Afin que vous deveniez participants de la nature divine (II Pi 1,4)

Alexandre Men voit le jour à une époque où l’Eglise chrétienne en Russie subit la plus terrible attaque de la part de ses ennemis, acharnés à la voir disparaître. Pareil assaut sur les édifices, sur les hommes, sur les croyances des simples fidèles est inouïe dans l’histoire des hommes, même aux plus forts moments des persécutions de Néron ou de Dioclétien. Ce contexte l’amène à s’interroger sur le mystère de la survie de l’Eglise dans les empires païens, ou dans les théocraties chrétiennes où les compromissions avec les pouvoirs de ce monde mettent en péril la pureté de son message.

Il part de la constatation que l’Empire romain à l’époque du Christ semble solidement appuyé sur ses bases tant politiques qu’économiques. Les frontières sont consolidées, une grande variété de peuples sont intégrés dans l’Empire. Et pourtant des fausses notes se font entendre. Pline écrit à l’empereur : « Ces chrétiens sont apparus et nos temples se vident ». Il y a là un mystère hors de la portée d’un esprit humain qui n’en aurait pas eu la révélation. Ce mystère est que la foi chrétienne ne se fonde pas sur une doctrine, sur une philosophie, ni même sur un livre, serait-ce celui de l’Evangile, mais sur une présence, celle du Christ qui partage la vie des hommes lorsque deux ou trois sont réunis en son nom. Quelques siècles auparavant, le psalmiste avait chanté le bonheur du rassemblement des hommes devant la face du Dieu qui bénit : « Qu’il est agréable, qu’il est doux – Pour des frères de demeurer ensemble ! » (Ps 132,1). C’est cette paisible joie d’ « être ensemble » qui a marqué la tonalité des premières années chrétiennes.

Le Christ n’a laissé aucun écrit derrière lui, mais il a fait beaucoup plus en disant : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28,20). L’énergie qui permet à l’Eglise de survivre aux épreuves, aux batailles de la vie, elle la puise dans ce rassemblement en la présence de son Seigneur. Sa force est celle du Christ, et les portes de l’enfer, qui n’ont pu le retenir le dimanche de Pâques, ne prévaudront pas contre elle. Le sentiment profond vécu par les premières générations de chrétiens, que la fin du monde était imminente, s’est émoussé au fur et à mesure que les siècles se succédaient. Cependant le monde est bien entré dans une ère eschatologique, qui peut s’achever demain ou dans dix mille ans, et qui durera tant que ne s’accomplira pas cette supplication sur laquelle se clôt la Bible : « Viens, Seigneur Jésus ! »

Il est impossible de donner une définition adéquate de l’Eglise. Les premiers chrétiens n’ont jamais tenté de rationaliser ce qui est d’abord une réalité vécue, une expérience de vie. Le mot Eglise vient du grec Ekklesia qui signifie toute sorte de rassemblement politique, liturgique ou eschatologique. Il en ressort que la foi chrétienne se vit non dans l’isolement mais dans le rassemblement, dans la communauté. Lorsque, à partir du IVe siècle l’Etat constantinien propose des accommodements avec l’Eglise, un certain nombre de chrétiens se coupent de cette vie ouverte au compromis pour aller vivre, dans les monastères ou au désert, la plénitude du message évangélique. Ils ne quittent pas le monde pour le condamner parce qu’il se vautre dans le péché, pour fulminer des malédictions contre lui, mais plutôt pour le porter dans leur prière, partager ses souffrances, lui ouvrir de nouvelles voies de salut. Ainsi se vérifie mystiquement l’adage des moines : « Etre séparés de tous pour être unis à tous ». Le père Alexandre aime évoquer la figure lumineuse de saint François d’Assise qui est allé à l’extrême limite du dépouillement, de la pauvreté, de l’ascèse, sans cesser de déborder d’amour pour les hommes, pour les animaux, pour la moindre fleur au bord de la route. Cet « ascète qui aimait le monde » fait preuve d’un véritable comportement inspiré de l’Evangile.

L’Eglise n’est pas une secte — le mot vient du latin signifiant « se couper de » —, repliée sur elle-même. Elle a toujours voulu s’ouvrir au monde, à l’accueil des hommes. Elle a su imposer un nouveau mode de rapports entre les hommes, même si elle ne lui a pas toujours été fidèle : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme, car tous vous êtes un en Jésus-Christ » (Ga 3,28-29). Au cours des IIe et IIIe siècles, les chrétiens donnent l’impression de vivre une authentique vie de communauté : « Voyez comme ils s’aiment ». Cet esprit communautaire est peut-être avivé par la pression qu’exerce un environnement païen majoritaire, capable à l’occasion de déployer de sanglantes répressions. Il décline à l’arrivée du Moyen Age pour laisser place à de dramatiques dérives et toute une série de schismes, de ruptures, de crises, qui brisent l’unité de l’Eglise. Parmi les constants essais de retour à l’esprit communautaire primitif, il y a la fondation du monachisme, où le temps se partage entre la prière, le travail manuel ou intellectuel, et l’aide apportée aux nécessiteux ou aux malades.

Le père Alexandre répète sans cesse que le christianisme est la religion de l’union de l’homme avec Dieu. Le chrétien n’est pas un simple consommateur de richesses spirituelles, l’Eglise n’est pas seulement un havre où il trouve refuge, car il doit prendre son destin en mains, et il est directement responsable de cette Eglise, du trésor qu’elle recèle. La haute vocation de l’homme est de collaborer à l’action divine dans le monde, par l’amour, l’entraide, la vérité, la justice. Cette vocation le rend « participant de la nature divine » (II Pi 1,4).

Etroite est la porte qui mène à la vie (Mt 2,14)

L’Eglise apostolique s’est bâtie non sur de vastes bâtiments ornés d’iconostases élevés, où les prêtres portent des vêtements somptueux et où résonnent de sonores carillons, mais sur ce qui créait un lien entre les membres de la communauté : la foi, la prière, l’entraide, l’amour mutuel.

Par la suite, l’Eglise offre une image de désolation, que l’auteur compare à une inondation charriant des débris, des troncs d’arbres, des cadavres. Où est l’eau claire en tout cela ? Il préconise un retour à cette Eglise primitive des temps apostoliques, suivant en cela l’enseignement des Pères. Un retour qui ne serait pas une simple imitation, rendue impossible par l’écart dans le temps, mais un retour à l’esprit qui animait les premiers chrétiens et les faisait vivre d’une part en communautés séparées du monde, de sa corruption, de ses violences, et les faisait d’autre part vivre dans une permanente ouverture au monde. Les problèmes de ce monde, sociaux, culturels, et même politiques, avaient pour eux un puissant intérêt et exigeaient d’eux qu’ils mettent la main à la pâte pour les résoudre. Le père Alexandre était très attentif au développement de toutes les formes de la culture et de leur façon  d’exprimer la vie. Il s’affligeait lorsque des esprits étroits lui disaient : il faut lire les Pères de l’Eglise, le reste n’a aucun intérêt pour le salut ! Il savait que ceux qui parlaient ainsi ne lisaient pas, ou lisaient mal, les Pères, chez qui on découvre un puissant intérêt pour toutes les expressions de l’art et de la pensée propres à leur époque.

Les croyants d’aujourd’hui doivent lutter contre la tendance à s’enfoncer dans un confort matériel, à se contenter d’une vague religiosité, à se blottir dans l’Eglise comme dans un lieu où ils se sentiront bien au chaud, prémunis contre le froid glacial régnant à l’extérieur. Mais ce faisant ils oublient que Dieu est « un feu dévorant », que le Christ est venu « jeter un feu sur la terre » (Lc 12,49). Si les chrétiens acceptent de se laisser brûler par ce feu, alors ils pourront se rendre là où souffle le froid. Il leur faut se débarrasser des restes de paganisme, toujours vivaces dans l’âme humaine. Au reste, la vision de Men ne sombre nullement dans le pessimisme. Il voit subsister dans l’âme humaine une aspiration à un idéal spirituel élevé, même si elle a maille à partir avec des résidus païens. Il cite à ce propos l’ultime conversation du prêtre, héros du roman de Graham Green La puissance et la gloire, avec le lieutenant qui le mène au poteau d’exécution (les prêtres étaient interdits de séjour dans la province mexicaine du Chiapas dominée par un pouvoir marxiste) : « S’il se trouve dans vos rangs des hommes qui se comportent mal, alors tout s’écroule, parce que pour vous tout repose sur les hommes. Nous, par contre, pouvons avoir des gens qui se comportent mal, mais en fait tout chez nous vit de quelque chose qui vient d’ailleurs ». Ce prêtre fait allusion à la dimension divino-humaine de l’Eglise, qui la fait exister de toute éternité, et qui n’impose rien sans la collaboration de l’homme.

L’Eglise vit un mystère pascal sans cesse renouvelé. Chaque fois que se produisent des désertions, des persécutions, ou un affadissement des âmes, chaque fois surgit un renouveau, une véritable résurrection. Les apôtres se débandent devant l’épreuve de la croix de leur Maître, mais ils retrouveront le Ressuscité sur les bords du lac ; selon saint Paul les ennemis du Christ font rage dans les nouvelles communautés, et pourtant la foi chrétienne a pris l’essor que l’on connaît. L’époque constantinienne, en dépit de ses grandeurs, a laissé le sel du message chrétien perdre sa saveur dans l’installation de l’Eglise au sein de ce monde, mais le mouvement monastique apparaît d’emblée comme un refus d’accepter le confort. Lorsque le christianisme est en déclin à Byzance, va s’opérer la « relève slave » avec, entre autres, le baptême de la Russie. Prévoit-on la fin de l’Eglise, à une époque de décadence ? C’est bien vite dit : Dieu envoie toujours des prophètes pour sauver son peuple, comme, au XIXe siècle, le curé d’Ars ou saint Séraphim de Sarov. Men rappelle avec amusement que la maison à Paris, dans laquelle Voltaire annonça que cent ans plus tard la Bible ne se trouverait plus que dans les magasins d’antiquités, comme un rappel de la stupidité des générations précédentes, cette même maison devint au XXe siècle le siège de la Société biblique mondiale ! Et celle-ci ne cesse de diffuser la Bible par centaines de milliers d’exemplaires. Dans la Russie pré-révolutionnaire le clergé était en grande décadence, les prêtres souvent réduits à l’état de fonctionnaires pauvres, dont les enfants ne pouvaient faire d’études en dehors des séminaires. Pourtant la révolution ne put donner le coup de grâce à ce corps exsangue dont les martyrs pour la foi se comptent par milliers, et à la chute du communisme voilà que ça repart, les gens vont se faire baptiser par dizaines de milliers. On croirait entendre la voix de l’ange disant aux femmes porteuses de myrrhe : « Pourquoi cherchez-vous parmi les morts le vivant ? » (Lc 24,5).

Le père Alexandre s’interroge également sur la notion de rédemption, et en particulier sur l’Eglise comme lieu de rédemption. Il se démarque vigoureusement de la vision scolastique occidentale de la rédemption, comprise comme une réparation juridique de l’offense faite à Dieu par l’homme pécheur. Pour effacer l’offense, il convient d’apaiser le courroux de Dieu par un acte de rachat sacrificiel. Ce rachat sera obtenu par le Christ sur la croix. Mais dans l’optique des Pères de l’Orient, le mystère de la rédemption concerne l’homme et la nature entière « qui espère aussi être délivrée de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu » (Rm 8,21). Ce mystère passe par un processus de purification, de transformation du vieil homme corrompu par le péché pour le greffer sur la vie divine. En s’incarnant, Jésus entre dans la chair de ce monde qu’il partage au même titre que la vie de l’esprit. Il vit comme un homme, hormis le péché, il mange, boit, ressent la fatigue ou la joie, et à travers lui le divin communie à toute la nature créée. Cette rédemption est étrangère à toute notion juridique, légaliste, de substitution de la personne du Christ à celle d’Adam pour adoucir la colère du Père. Mais on entre avec le Fils de Dieu dans un processus de guérison de l’humanité malade du péché et de la mort. Ce n’est pas une victime expiatoire, mais un divin thérapeute, qui se rend volontairement à la mort. Alors, lorsque le Jour viendra, conformément aux visions du voyant de l’Apocalypse, les cieux anciens s’évanouiront pour laisser place à un homme nouveau, ressuscité, vivant sur une Terre nouvelle, sous des Cieux nouveaux.

V — Tu renouvelles la face de la terre
(Ps 103,30)

Marchons en nouveauté de vie (Rm 6,4)

Au cours du dernier quart du XXe siècle, la Russie est au tournant de son histoire, une ère nouvelle va s’ouvrir. Le père Alexandre est entré dans ses fonctions de prêtre sous le règne finissant de Khrouchtchev, et il a connu l’époque de la dislocation du communisme soviétique et de son effondrement. C’était le temps où, sous Brejnev, les croyants étaient internés dans des asiles psychiatriques, où Andropov tentait, en désespoir de cause, de faire retour à une politique de rigueur, où Gorbatchev ramait contre le courant de l’histoire, qui allait l’emporter, pour préserver les acquis du système. Le dernier secrétaire du parti eut toutefois l’immense mérite de desserrer la vis, permettant ainsi à la parole de circuler plus librement — c’était la « glasnost ».

Un changement en profondeur a lieu vers l’année 1988, à l’occasion des cérémonies du millénaire du baptême de la Russie et de la commémoration de ses saints. Le passé chrétien de ce pays au cours des siècles précédant la révolution, que les bolcheviks avaient voulu sciemment occulter, remonte dans les mémoires. Une soif de renouveau se fait jour. L’idéologie politique inspirée de la dialectique marxiste arrive au bout du rouleau, elle n’est plus porteuse d’un avenir radieux et va être balayée par le vent de l’histoire.

Toutefois, il faut bien admettre que cette idéologie a laissé des traces tenaces dans l’esprit et le comportement de ceux qui l’ont subie et ont été formés dans cette mentalité. Le marxisme s’appuyait sur la lutte des classes telle que la décrivait Karl Marx au XIXe siècle. Elle engendrait une tournure d’esprit simpliste, assez manichéenne, qui vouait aux gémonies « ceux qui pensent différemment ». Ainsi appelait-on les « dissidents » qui ne se pliaient pas au diktat de la pensée unique. Si tu ne penses pas comme moi et comme le parti auquel j’appartiens, disait l’idéologue, alors tu es mon adversaire et je dois te supprimer. Pareille attitude excluait la moindre chance de nouer un dialogue. Dans les rapports officiels toute tentative de concertation, toute prise en compte de la diversification des points de vue inhérente à l’esprit humain, mais qu’il est toujours possible de confronter dans un climat de tolérance, étaient étouffées dans l’œuf. Tel était le poids du totalitarisme.

Don Elder Camara avait une belle définition de la tolérance en disant : si tu ne penses pas comme moi, tu enrichis ma façon de voir les choses. Cette liberté de dialogue fait encore défaut dans le domaine politique de ce pays, qui n’a pas durablement assuré sa stabilité. Elle fait encore défaut dans l’Eglise, dont bien des cadres furent appelés à la hâte à des postes de responsabilité lors de la chute du communisme, sans avoir eu le temps de mûrir en eux-mêmes le mystère de la vie en Eglise, qu’il ne faut pas confondre avec une quelconque institution humaine. Le père Alexandre pouvait tout aussi bien parler avec des membres du KGB, avec des chrétiens d’autres confessions, avec des athées ou avec des bouddhistes, il n’en éprouvait aucun embarras, il était ouvert à tout le monde. Cette capacité de prendre langue avec des gens extrêmement différents lui a rendu service lors des longs et pénibles interrogatoires auxquels il devait se soumettre à intervalles plus ou moins réguliers.

L’Eglise russe a traversé l’épreuve du feu, du martyre. Dans quel état sort-elle de la fournaise ? Les lueurs de la sainteté brillent d’un vif éclat, tout en alternant avec des zones plongées dans l’ombre. Le père Alexandre avait prévu que la chute du pouvoir athée, en face duquel l’Eglise faisait front commun et serrait les rangs, allait déclencher des divisions et des déchirements. Paradoxalement, il allait jusqu’à redouter la chute du système totalitaire. Cette chute soudaine, non prévue d’ailleurs par les observateurs politiques les plus perspicaces, allait laisser l’Eglise pantelante.

Avec le retour à la liberté, diverses réactions se font jour : certains se mettent fébrilement à redorer les coupoles, peindre fresques et icônes, ou bien se laissent bercer par des services interminables que chantent des chœurs magnifiques, et, dominant le tout, un pathos ecclésiastique, un langage plein d’onction étranger aux préoccupations, aux souffrances du monde moderne et aux interrogations, aux recherches du monde de la culture.

Une réaction conservatrice se fait jour également, au sein d’une bruyante minorité. Ici on cultive la nostalgie du temps de la grandeur de l’empire, on cultive le bonheur d’être entre soi. Cette réaction affiche, parfois à grand tapage, une hostilité envers l’étranger, surtout celui venant de l’Occident — le communisme en son temps prohibait les contacts avec l’étranger jugés dangereux — ; elle affiche une hostilité envers l’œcuménisme, qualifié de la plus grande hérésie moderne — il est vrai que le pouvoir soviétique se servait de l’œcuménisme pour masquer les persécutions religieuses ; elle affiche une hostilité à toute réforme, il ne faut changer ni un iota dans les offices ni surtout l’usage du slavon que la majorité des fidèles ne comprend pourtant plus, et on oublie que le concile de Moscou s’était réuni en 1917-1918 pour réformer l’Eglise orthodoxe en profondeur, mais n’a pu aller au bout de sa mission pour cause de révolution.

A cela s’ajoutent, dans ces groupes conservateurs, des relents de racisme et d’antisémitisme. En effet, un bon nombre de juifs se trouvaient dans les rangs des révolutionnaires en 1917, et certains parmi eux soutenaient la haine de Lénine envers toute expression religieuse. C’est Kaganovitch qui fera détruire la cathédrale du Saint Sauveur à Moscou. Or le peuple russe lui-même, remarque le père Alexandre, pris d’une ivresse de destruction du sacré, a donné de sérieux coups de main aux bolcheviks pour détruire les églises, brûler les icônes, bafouer les vases sacrés. Avant la révolution la condition des juifs n’était pas toujours enviable, à cause de l’antisémitisme de certains milieux orthodoxes, et des restrictions auxquelles on les soumettait ici ou là pour avoir accès, par exemple, à l’entrée à l’université ou à la fonction publique. Le père Alexandre se sentait parfaitement à l’aise tant au regard de son ascendance du peuple de l’Alliance, porteuse à ses yeux d’une grâce exceptionnelle, qu’au regard de son appartenance au peuple russe dont il aimait profondément la culture, les traditions, dont il vénérait les grands exemples de sainteté et les représentants de la pensée religieuse russe qui avaient formé son esprit.

La situation du patriarche actuel Alexis II est délicate, car il doit naviguer entre de nombreux écueils pour éviter que le navire ne se brise. Il sait que les chrétiens, après des décennies de persécutions, ne sont pas encore suffisamment armés pour relever les défis du monde moderne : l’ouverture à l’Occident avec la mondialisation, les nouveaux mouvements de pensée là où régnait, officiellement du moins, une pensée unique, la transformation des mœurs, de la vie de famille, de la vie en société, l’utilisation des médias. Le souci du chef de l’Eglise est, à n’en pas douter, le maintien de l’unité contre vents et marées.

Jamais le prêtre de Novaïa Derevnia n’a désespéré de l’Eglise, ce rassemblement de pécheurs en route vers le Royaume, malgré les relations parfois tendues qu’il avait avec d’autres prêtres, ou avec des membres de la hiérarchie. En dépit de la faiblesse de ses membres l’Eglise garde son trésor de sainteté car elle prolonge ici-bas l’incarnation du Christ, elle en est le corps et c’est Lui qui la maintient en vie. Le père Alexandre, toutefois, était hanté par le temps qui presse, et comme habité par le pressentiment que les échéances approchaient. Il mettait les bouchées doubles, parlait sans se lasser devant les auditoires les plus divers, ou bien se hâtait de mettre par écrit les messages destinés à ceux qui étaient en quête de la foi, ou qui aspiraient à affermir leur foi.

Des dizaines d’années durant, le père Alexandre fut contraint au silence en dehors de sa paroisse, interdit de prononcer une parole publiquement. Brusquement et durant les deux années qu’il lui restait à vivre, la parole lui fut rendue, il put prêcher librement, parler à des élèves dans des écoles, visiter des malades dans les hôpitaux, participer à des cycles de conférences sur l’histoire des religions, sur la philosophie religieuse russe, sur la manière d’aborder la foi, sur l’Ecriture Sainte, sur les relations entre la Bible et la culture. Un visiteur le trouve un jour entouré d’une montagne de livres, plongé dans ses lectures : « Oh ! vous êtes certainement très occupé. — Occupé à quoi ? — Je vous prends votre temps, vous avez du travail. — Vous êtes vous-même mon travail. ». On ne compte plus les articles qu’il publia, les émissions à la radio ou à la télévision où il put s’exprimer.

Ce nouveau vent de liberté le grisait, il menait sa vie tambour battant comme pour rattraper le temps écoulé, ne pas perdre une miette de ces jours qui lui étaient comptés. Des foules se pressaient dans les salles de club ou de cinéma à l’écoute de ce prêtre qui les captivait, vêtu de sa soutane noire — ou blanche dans le temps pascal —, avec sa croix pectorale bien en vue. Micro à la main il parlait sans notes d’une voix chaude qui mettait tout le monde en confiance. Des bouts de papier circulaient avec les questions qu’on lui posait, ses réponses étaient courtes et percutantes. Elles portaient sur le sens de la vie et de la mort, sur le bien et le mal, sur la relation entre la vie éternelle et la vie quotidienne, sur la dimension terrestre et la dimension divine qu’il y a en tout être humain. Son visage apparaissait-il sur l’écran de télévision ? aussitôt on appelait des amis par téléphone pour les inciter à allumer leur poste et à prêter l’oreille aux messages de ce prêtre hors du commun.

Leur manque de foi n’annulera pas la fidélité de Dieu (Rm 3,3)

Dans la société soviétique l’athéisme matérialiste était partout répandu, il constituait le fondement de toutes choses et prétendait apporter des réponses aux questions ultimes. Le père Alexandre s’est longuement interrogé sur la signification de ce surgissement d’un athéisme dans un pays qui s’était donné le nom de « Sainte Russie » — non qu’elle fût sainte, mais la sainteté était son idéal —, à qui on avait imposé une vision de la vie sans Dieu. Comment expliquer ce renversement intégral de la « Weltanschauung » comme disent les Allemands, d’une vision du monde qui avait prévalu pendant près d’un millénaire ? Bien des historiens et des penseurs, comme Berdiaev, se sont penchés sur cette question.

Nous avons vu que le peuple avait participé, dans une certaine mesure, à la destruction du sacré, comme emporté par un terrible et irrésistible élan. Dostoïevski voyait dans le peuple russe un « peuple théophore », c’est-à-dire « porteur de Dieu ». Porteur d’une soif de transcendance plutôt, toujours susceptible, si l’on n’y prend garde, de changer de signe. Le politique alors s’érige en métaphysique et s’arroge un pouvoir sur les esprits qui n’est pas de son domaine, et qui est le propre d’un système totalitaire, faisant de l’homme une « totalité » au service de la cause. Le premier secrétaire du parti communiste français ne disait-il pas naguère que « tout est politique » ? Une redoutable ambiguïté surgit alors, car à l’interdiction d’avoir foi en la Parole divine se substitue l’obligation d’avoir foi en la parole du parti. En dernier ressort l’homme reste un animal religieux, animé par une croyance confinée dans les limites de ce monde, donc faillible, impropre à étancher la soif d’infini qui est en lui. Car on ne se révolte pas contre un Dieu qui n’existe pas, cela n’a pas de sens, et pourtant c’est bien ce que faisait Lénine avec la rage anti-Dieu qui l’animait, car sa « foi » était forte bien que porteuse d’un signe négatif, destructeur. La force du marxisme était dans sa charge messianique, sa croyance inébranlable en l’avènement d’un paradis, mais terrestre, dont on prédisait les étapes et jusqu’à l’échéance ultime.

La philosophie de l’absurde, qui a poussé tant de personnes au nihilisme, éveille l’attention du père Alexandre, toujours attentif aux grands mouvements de pensée de son époque. Les Camus ou Sartre, écrit-il, se représentent un monde inhumain, privé de sens, tragique, car c’est un monde sans Dieu. Mais en affirmant que le monde est absurde, c’est-à-dire dénué de sens, ces philosophes omettent de dire que cette affirmation n’est valable qu’en vertu d’une représentation de la notion opposée, qui est en l’homme la notion du sens. « Celui qui ne sait pas ce qu’est le sens, ne sent pas et ne comprendra jamais ce qu’est l’absurde ». Le poisson qui nage dans l’eau n’a aucune idée de ce qu’est l’eau, car il n’a aucune représentation du sec. On doit être convaincu de l’existence du sens, pour pouvoir se révolter contre l’absurde. L’un n’existe que dans une antinomie avec l’autre. Voici donc mis en cause moins l’athéisme en tant que tel, que les raisons de son surgissement. Ici le père Alexandre se montre disciple, entre autres, de la parole de Berdiaev sur « la dignité du christianisme et l’indignité des chrétiens ». Pour le philosophe l’Eglise s’était coupée du monde, avait mis l’accent sur le salut individuel, et laissé le champ libre aux athées dans des pans entiers de la vie qu’elle aurait dû couvrir de sa compassion ou de sa révolte contre les injustices : les pauvres, les écrasés de la vie, les opprimés. Un christianisme sourd aux cris des malheureux, indifférent envers « les plus petits » des frères de Jésus, engageait le père Alexandre à s’élever contre une foi chrétienne mensongère : « Je suis sûr que pas une église n’a été fermée sans la volonté de Dieu. Ceux qui n’en étaient pas dignes ont toujours été dépossédés de l’église. L’athéisme est la conséquence de notre indignité. Il faut combattre en premier lieu non point l’athéisme, mais le faux christianisme qui se trouve à l’intérieur de chacun d’entre nous ».

Ainsi un rôle positif peut être dévolu à l’athéisme. Les moqueries de Voltaire, la religion comme « opium du peuple » d’après Marx, la révolte de Nietzsche, et même la révolution russe malgré le cortège d’horreurs qu’elle a entraîné, ont eu une action purificatrice, ont élevé le niveau spirituel des chrétiens et leur ont permis de prendre la mesure de ces négations de Dieu. Dostoïevski disait que sa foi avait passé par le creuset du doute, mais on peut dire que l’athéisme peut lui aussi passer par le creuset du doute. Les questions que les athées posent à des chrétiens parfois confortablement assis sur leurs certitudes peuvent s’imposer par leur pertinence. Un théologien russe, rescapé de la révolution, disait qu’il serait des plus profitable de créer des chaires d’athéisme dans les instituts de théologie, pour saisir les raisons qui poussent tant d’hommes à vivre dans la négation de Dieu, et pour prendre la mesure de la responsabilité des chrétiens dans cette négation.

Le christianisme n’a pas mis fin à la lutte contre le prince de ce monde, à la lutte entre la lumière et les ténèbres. Il n’en est qu’à ses premiers balbutiements, il lui faudra des siècles encore pour faire proclamer sa parole dans l’univers entier. Il est jeune — 2000 ans ! — en regard des millénaires de paganisme. Mais comme disait saint Jean Chrysostome, que le père Men aimait répéter : « la foi dans le Christ se renouvelle éternellement ». Bien des paroles prononcées par le Christ, bien des actes posés par lui, nous restent encore incompréhensibles, « car nous sommes encore des néandertaliens de l’esprit et de la morale, parce que la flèche de l’Evangile a pour cible l’éternité, parce que l’histoire du christianisme ne fait que commencer, et tout ce qui fut fait auparavant, tout ce que nous appelons maintenant l’histoire du christianisme, ne sont que des tentatives, les unes malhabiles, les autres manquées, de le réaliser ».

En dépit de ces divisions, qu’il prévoyait au sein de l’Eglise russe, le père Alexandre restait optimiste. Le christianisme à ses yeux est porteur d’un message de salut unique, il ne le mettra en œuvre que dans les temps à venir. La durée de l’ère chrétienne est peu significative. Les superstitions, les idolâtries, les résurgences du paganisme dont l’époque contemporaine est friande, soulignent l’ampleur de la purification à opérer dans les esprits. Le père Alexandre va jusqu’à dire que les athées sont parfois plus fermes dans leurs convictions que les chrétiens, car durant toute leur vie ils se sont entraînés à ne prendre appui que sur eux-mêmes. Les athées en question ici ne sont pas des indifférents, mais des gens aux convictions profondément mûries. De leur côté, les chrétiens convaincus iront s’il le faut jusqu’au sacrifice de leur vie, et sauront la donner en offrande à Dieu. Lorsque s’abattent les épreuves, toutefois, il arrive que des chrétiens rompent, peut-être par excès de souffrance, leur lien avec Dieu. Telle est la raison pour laquelle certains chrétiens peuvent accuser une faiblesse plus grande que les athées, par manque d’habitude de s’appuyer sur eux-mêmes. Le chrétien n’est fort que lorsqu’il est relié à Dieu, dont « la puissance s’accomplit dans la faiblesse » (II Co 12,9).

Le Christ a promis un pouvoir total sur le monde non par la force des armes, non par la fascination des idéologies, non par la puissance économique, mais par l’amour, que les Eglises sont chargées de manifester sur terre pour mettre fin aux tyrannies, aux injustices, aux corruptions, aux mensonges. La sainteté n’est pas une morale desséchante, mais une expérience de vie, en communion avec celui dont la puissance de vie triomphe des œuvres de mort. Au cœur de cette vie il y a le calice autour duquel les chrétiens sont invités à se rassembler pour y puiser des torrents de grâce qui s’épancheront dans le monde.

On nous tient pour mourants, et voici que nous vivons (II Co 6,9)

Au sein d’une société qui avait fait de l’athéisme son idéal, le père Alexandre rédige de nombreux ouvrages sur le phénomène religieux et son influence sur le devenir de l’humanité, sans faire à proprement parler œuvre d’historien des religions. Le public auquel il s’adresse, formé dans le matérialisme, est d’une tournure d’esprit plutôt scientifique, et étale une profonde ignorance du fait religieux, que le système d’éducation occultait soigneusement, quand il n’en dressait pas une pauvre caricature. Au plus vite, il fallait combler ce vide béant. Des citations de grands savants viennent étayer la thèse de la compatibilité entre science et religion : « Plus je m’occupe de la science, plus je deviens croyant » (Pasteur). « L’homme qui a perdu la capacité de s’étonner et de vénérer, est un homme mort. Savoir qu’il existe une Réalité cachée qui se révèle à nous comme la Beauté suprême, le savoir et le sentir est au cœur du sentiment religieux authentique » (Einstein).

L’idée fondamentale sur laquelle repose toute cette réflexion historique est que depuis l’âge de pierre et jusqu’à l’ère atomique la religion, sous toutes ses formes, est inhérente à l’esprit humain. Quant au christianisme, il marque le couronnement d’un long processus historique dont on trouve un écho chez saint Paul lorsqu’il écrit que « lors de l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme » (Ga 4,4). Une lente maturation des esprits était nécessaire pour parvenir à cet accomplissement du temps, pour que Dieu lui-même vienne sur terre en Parole incarnée. On ne saurait aller plus loin. Toutefois les hommes restent libres d’accueillir ou non la Bonne Nouvelle, Dieu ne contraint personne à entrer dans son dessein. Pour preuve ultime de cette liberté il y a la croix, vers laquelle le Christ se rend volontairement. Les uns veulent des miracles, les autres la sagesse, mais, dit saint Paul, « nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens ». Il n’est point d’autre voie, dit Men, ou alors il faut revenir à Bouddha, Confucius, Platon, Epicure.

Les fondations des diverses religions telles que le bouddhisme, le judaïsme, l’islam, et même la Réforme, sont des grands repères dans l’éveil et l’évolution de la conscience religieuse de l’humanité. Toute lutte ouverte contre la religion — et dans les pays marxistes elle a atteint une ampleur inégalée —, est une façon de reconnaître l’importance de la place qu’elle occupe dans les esprits, du rôle qu’elle joue dans l’arène de l’histoire. La période contemporaine où l’incroyance se répand à grands pas, signifierait-elle la fin de la religion ? Nullement. Pour Men la violence de la lutte menée contre elle est le plus fort garant de sa vitalité. Rappelons qu’entre la révolution russe et la deuxième guerre mondiale le nombre des martyrs pour la foi fut notablement supérieur à celui des martyrs des trois premiers siècles du christianisme.

 Le père Alexandre s’est intéressé aux arguments des penseurs athées qu’il cite assez souvent, comme s’il poursuivait avec eux un dialogue secret. L’affirmation de Nietzsche que « Dieu est mort » s’accompagne, pour lui, d’un rejet de la morale mais également d’un élan intérieur de caractère mystique dont Zarathoustra est porteur. L’athéisme désespéré de Camus sous-tend une nostalgie de Dieu, la recherche d’un appui moral pour ne pas sombrer dans l’absurde, comme le montre le comportement du docteur Rieux, dans La Peste, qui lutte de toutes ses forces pour soigner les hommes. Même un athée aussi convaincu que Freud affirme que tout homme croit dur comme fer, serait-ce inconsciemment, qu’il survivra après sa mort. Toujours la pensée de Dieu revient à l’homme. C’est ce qui arriva aux encyclopédistes français qui, en plein XVIIIe siècle, prêchaient la religion de la nature ou édifiaient des temples de la raison. Sartre écrit que les athées sont tellement obsédés par l’absence de Dieu, qu’ils ne cessent d’y penser. Au XIXe siècle, l’intelligentsia russe « allait vers le peuple » dans un esprit d’abnégation et de dévouement semblable à celui qui poussait les missionnaires à aller prêcher la parole chez les peuples lointains. L’humanisme athée de ces trois derniers siècles prédisait l’extinction de la foi religieuse, les bolchéviks ont tenté de la réaliser par la force, mais la foi religieuse est toujours vivante.

Nombreuses sont les causes de l’athéisme ou de l’agnosticisme modernes. Le père Alexandre en énumère quelques unes, à commencer par la cause de toujours, la volonté d’être « comme des dieux », la Révolte d’avant le Temps. Il s’agit de recréer le monde selon les desseins des hommes qui, si on les croyait, l’auraient créé mieux que Dieu ne sut le faire. Par ailleurs, les avancées de la science, notamment de la bio-éthique, exposent certains à se bercer fallacieusement de l’idée que l’homme est en train de passer maître de la vie. Une autre cause est l’urbanisation des mégapoles dans lesquelles l’individu court le risque de se trouver noyé, au sein d’une masse anonyme où sa personnalité se désagrège, alors que la religion, selon la remarque d’un historien américain cité par Men, « reste la plus personnalisée de toutes les formes de l’activité humaine ». Est également mis en accusation l’embourgeoisement spirituel de certains milieux chrétiens, responsables d’avoir perdu le sel de la religion, d’avoir perverti son esprit. En tenant compte de tous ces facteurs — et il y en a d’autres — bien des esprits s’interrogent : l’Eglise a-t-elle un avenir ? Poser ainsi la question c’est oublier que l’Eglise n’est pas une institution exclusivement humaine, mais divino-humaine, car son chef est le Christ qui a dit à Pierre : « Sur ce roc je bâtirai mon Eglise et les portes du séjour des morts ne prévaudront pas contre elle » (Mt 16,18). Jésus lui-même est le constructeur de l’Eglise. Ses disciples doivent collaborer avec lui, car s’ils se taisent, alors les pierres crieront.

Les Eglises sont vides ? La belle affaire ! C’est bien pire « quand les églises sont pleines et que les cœurs sont vides ! ». La faible fréquentation des Eglises n’est nullement la preuve que la foi est en déclin. De son côté la laïcisation ne saurait occuper tout le terrain, car qui pourrait étouffer la dimension tragique de la vie ? Men cite l’enquête d’un historien communiste qui constate que 90 % de la population mondiale se dit croyante, même s’il faut admettre dans ce chiffre une large proportion d’indifférents — mais on pourrait dire de même que les athées comprennent bien des indifférents dans leurs rangs.

Le XXe siècle apparaît donc comme un siècle religieux, riche en créations hors pair dans tous les domaines : les arts, la littérature, les sciences, la philosophie, sans oublier la théologie. Parmi les best-sellers dans le monde d’aujourd’hui il y a la Bible, dont les éditions atteignent des chiffres astronomiques. Men est un fils de son temps. Ayant reçu une première formation scientifique, il reste passionné par la biologie. « J’entrais dans une forêt ou un musée de paléontologie comme dans une église ». Etudier les sciences naturelles au microscope, lui donne le sentiment de participer au mystère divin. Ce mystère, il le déchiffre dans deux livres, le livre de la Bible et le livre de la nature. En cela il est proche de Teilhard de Chardin, dont il lisait les œuvres avec grand intérêt. Tout prédestinait ce prêtre à trouver Dieu dans le monde, quel que fût l’état de celui-ci, car comme dit la prière, « l’Esprit Saint est partout présent et remplit tout ».

En définitive, le christianisme se présente comme « la crise de toutes les religions ». Il n’est pas la révélation d’un Dieu relégué pour l’éternité dans le ciel ; il n’est pas un système philosophique ou éthique ; il n’est pas un yoga où l’homme force l’entrée dans un monde divin par son ascèse ; il est la venue du Dieu-Homme descendu sur terre pour s’unir à sa créature et l’élever jusqu’à lui. Comme le dit l’adage des Pères : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne dieu ».

« Il faut qu’il y ait des divisions parmi vous » (I Co 11,19)

Le père Alexandre a beaucoup médité sur l’œcuménisme à partir de la prière du Seigneur : « Qu’ils soient un, comme toi Père tu es en moi et comme je suis en toi ». Il est sensible aux efforts des chrétiens de toutes confessions pour mettre en œuvre cette prière de Jésus, et se tient soigneusement au courant des actions menées dans ce sens par diverses associations ou personnalités de par le monde. Lui-même a rencontré des personnalités comme le cardinal Lustiger, Jean Vanier ou le père Daniel-Ange. Au XIXe siècle nul n’est allé aussi loin que Vladimir Soloviev dans la réflexion et l’action concernant la réunion des Eglises, et l’on peut dire qu’il a dans le père Men son pendant au XXe siècle. Sa très grande ouverture est d’ailleurs mal perçue dans une Eglise russe vivant aujourd’hui assez repliée sur elle-même et prête à taxer d’hérésie ce qui s’écarte de sa ligne fondamentaliste.

En citant ce verset paradoxal de saint Paul aux Corinthiens — « il faut qu’il y ait des divisions parmi vous » —, Men entreprend une réflexion solidement argumentée sur ce qu’on pourrait appeler « du bon usage de la division ». Il remarque que le christianisme est un dans son essence, ses racines, sa notion de la divino-humanité, son fondement mystique. Mais par son esprit il est multiforme au plan humain, culturel ou social. A la différence du bouddhisme ou de l’islam il n’a pas engendré une forme unique de culture. Ses créateurs ont pu construire des cathédrales, peindre des icônes, élaborer une pensée féconde sous la plume de pères grecs ou latins, élaborer des rites liturgiques riches et variés, et toute cette grande diversité est inspirée par l’unique esprit créateur du christianisme.

Il est dangereux de présenter une façade uniforme du christianisme. Le père Men cite le cas du centralisme latino-romain du Moyen-Age. Partout la même langue, les mêmes chants, les mêmes statues témoignaient certes d’une forte unité mais au détriment des différences entre les peuples et leurs cultures. Cette situation perdura jusqu’au concile de Vatican II.

Dans L’épître à Diognète (IIe siècle) on peut lire : « Comme ce pain rompu, autrefois disséminé sur les montagnes, a été recueilli pour n’en faire plus qu’un, rassemble ainsi ton Eglise des extrêmités de la terre dans ton royaume ». Les grains de blé séparés s’unissent dans l’unique pain eucharistique. Durant le premier millénaire du christianisme, diversité et unité se sont manifestées sous l’action de la grâce divine à travers la création de rites divers, à travers des cultures diversifiées, à travers le jaillissement de la sainteté dans les différents pays. Unité ne signifie pas uniformité. Chaque peuple doit édifier sa vie d’Eglise en conformité avec ses propres traditions. Le christianisme n’appartient à aucune nation particulière, sa vocation est d’être universel. Le premier millénaire a prouvé qu’unité et diversité peuvent cohabiter harmonieusement sans briser l’unité de l’Eglise. Si les Eglises se sont divisées c’est précisément à partir du moment où les hommes ne purent admettre que diversité et unité sont en tous points compatibles. Il ne faut pas avoir peur de la diversité au sein des Eglises, il ne faut pas avoir peur que l’autre soit différent de nous.

En s’appuyant sur le verset de Matthieu 16,18, Men affirme que le Christ a fondé non point des Eglises, mais une seule Eglise, la sienne, pour être rassemblée en un seul troupeau, sous un unique pasteur. La division entre les Eglises est la conséquence du péché des hommes, mais en réalité « l’Eglise est une », comme le disait déjà Khomiakov au XIXe siècle, elle est « une » parce que le corps du Christ ne saurait être morcelé, fragmenté. « Je suis arrivé à la conclusion, écrit Men, que l’Eglise est une et que les divisions entre chrétiens ont été déterminées par des différences d’ordre politique, national, ethno-psychologique, culturel. Elles ne pourront être surmontées que dans un esprit d’amour fraternel ». Au XXe siècle, les Eglises prennent conscience que « les péchés des hommes sont la principale cause de la division », et que les seules forces humaines sont impuissantes à rétablir l’unité. Celle-ci se manifestera selon les voies que le Christ indiquera. Dieu agit déjà. Sous l’impulsion de l’abbé Couturier, des réunions de prière s’organisent ici et là, les hommes s’unissent dans l’adoration. Par la prière un climat nouveau s’établit, fait de connaissance mutuelle, d’entraide et, au bout du compte, d’amour. A travers tous ces lieux de prières, et parmi eux les monastères on eu un grand rôle à jouer, s’édifie un monastère invisible, où s’élèvent des demandes et des actions de grâces en faveur de l’unité. De nombreux chrétiens se joignent à cet élan, même s’ils restent encore minoritaires.

Par la volonté du pouvoir politique fut créé en 1919, lors du traité de Versailles, la Société des Nations, dont la mission était le maintien de la paix et le développement des relations internationales. Les Eglises ne pouvaient rester en arrière de ce projet de rassemblement à grande échelle. Des actes vont être posés. En 1920, le synode du patriarcat de Constantinople lance un appel à l’union. A l’initiative des Eglises protestantes une série de conférences réunies dans l’entre-deux guerres aboutira à la création du Conseil œcuménique des Eglises en 1948, que l’Eglise orthodoxe russe rejoindra à l’Assemblée mondiale de New-Delhi en 1964, suivie peu après par les Eglises des pays satellites. L’Eglise catholique ne resta pas à la traîne : le décret sur l’œcuménisme du concile de Vatican II allait modifier entièrement les relations de Rome avec les autres Eglises. Men salue la rencontre du patriarche Athénagoras avec le pape Paul VI en 1964, la levée des anathèmes en 1965, et les efforts du pape Jean-Paul II pour maintenir et amplifier la dynamique de ce mouvement. Celui-ci est irréversible, il a gagné la très forte majorité des Eglises de la planète.

Curieusement, le père Alexandre n’aborde pas les difficultés d’ordre théologique, les motifs de séparations, sinon de frictions, entre les Eglises, et qu’on ne saurait laisser en suspens dans un dialogue de vérité. C’est peut-être dommage, car il peut donner l’impression que l’unité est déjà une réalité — ce que lui reprocheront ses détracteurs — sans expliquer comment. Toutefois il dit bien que l’unité ne se fera pas par la voie des compromis, mais par une fidélité inébranlable à sa propre tradition, que tout croyant est appelé à approfondir.

A ce propos, il cite l’exemple de Soloviev, ce pionnier de l’œcuménisme, qui revint de son premier voyage en Europe « encore plus orthodoxe qu’il n’était auparavant ». Car il avait vu l’Occident, dont il avait une connaissance seulement livresque, il avait rencontré des gens et avait senti au plus profond de son âme qu’il appartenait en dépit de tout à l’Orient. Son désir de voir se réaliser l’unité des Eglises lui avait fait prendre conscience de la solidité du lien qui le reliait à sa propre tradition orientale. Il faut qu’il y ait des divisions, disait saint Paul. A condition de les assumer dans leur réalité humaine, à l’exemple de Soloviev.

Contraires au commandement de l’amour donné par le Seigneur, les querelles et les schismes ont entraîné des persécutions et des guerres de religion. La responsabilité des Eglises pour l’unité et la paix dans le monde est ici fortement engagée. Ces dissensions sont un contre-témoignage pour ceux qu’attire le message de paix et d’amour de l’Evangile. Le délégué chinois à la conférence mondiale d’Edimbourg en 1910 suppliait les participants de ne pas exporter en pays lointains les divisions nées en Occident, car elles étaient le principal obstacle au développement de la mission en Orient. L’union des Eglises n’est pas seulement l’affaire de théologiens spécialisés. Elle est l’affaire de tous les laïcs à la base, de leurs efforts pour se porter vers les autres chrétiens, les comprendre, reconnaître les valeurs qu’il y a en eux, et partager avec eux un peu d’amour. Comme le disait le métropolite Platon, de Kiev : « Les murs entre les Eglises ne s’élèvent pas jusqu’au ciel ».

Le père Alexandre a une grande et intime expérience de l’athéisme, cela va de soi. Pour lui, le combat que les Eglises doivent mener aujourd’hui, il le dit avec gravité, est un combat contre le faux christianisme qui altère la pureté de son message. L’athéisme est le fruit pernicieux de l’indignité des chrétiens qui se disent porteurs d’un message de vérité, de paix et d’amour qu’ils n’arrivent pas à appliquer entre eux. Il est facile de dénigrer l’adversaire idéologique, mais ce n’est pas le meilleur moyen de résoudre le problème de l’athéisme. Si les chrétiens ne démontrent pas devant Marx que la religion n’est pas un opium mais une puissance de vie dans l’amour, alors ils ne sont que de piètres disciples de leur Maître.

L’originalité de Men est de considérer que les divisions entre chrétiens ont des prolongements non seulement dans le surgissement de l’athéisme, mais aussi dans les divisions dont souffre le monde. Il est surprenant de voir comment ce prêtre, quelque peu reclus dans sa petite église de campagne, a su comprendre et assimiler les mouvements et les élans de foi chrétiens qui se manifestaient pendant les années de son ministère, comme la communauté de Taizé, de l’Arche, les Focolari, bien d’autres encore. Des chrétiens d’Occident étaient attirés par sa personnalité ; le cardinal Lustiger disait de lui : « C’est un homme de paix », et Jean Vanier : « C’est un grand prophète ». A Novaïa Derevnia s’élevait une petite flamme dans un monde glacé, malheureusement elle rejetait dans l’ombre des forces qui s’acharneront à l’éteindre.

VI — IL SERA SAUVÉ AU TRAVERS DU FEU
(I Co 3,15)

« Veillez et priez, car vous ne connaissez ni le jour, ni l’heure »
(Mt 25,13)

Lorsque quelqu’un vient le voir pour la première fois, le père Alexandre lui remet un manuel de prières, le confiant ainsi à un guide pour l’accompagner dans son cheminement vers Dieu. Un de ces visiteurs un jour lui demanda : pourquoi faut-il prier avec les paroles d’un autre ? Dieu sait que je l’aime et il me plaît de m’adresser à lui en employant mes propres paroles. A quoi le prêtre répondit qu’il est bon de se tourner ainsi spontanément dans une intimité personnelle avec Dieu, mais qu’il est non moins profitable et nécessaire de reprendre les prières écrites par de grands spirituels contemplateurs de la beauté de Dieu et nantis d’une grande expérience spirituelle. On y découvre une inspiration, un amour de Dieu, un talent, et encore un savoir que tout chrétien ne peut acquérir que progressivement.

C’est en pensant à tous ces Russes qui avaient été coupés durant des décennies de leurs racines religieuses, et que leur soif de connaître Dieu attirait jusqu’au seuil de l’Eglise, que le père Alexandre écrivit un Manuel pratique de prière. C’est une sorte de guide adapté à un public encore peu rôdé à la pratique de la vie spirituelle, il débroussaille le chemin et peut entraîner fort loin. On ne lit pas impunément un tel livre, capable de remettre en question le comportement, dans le domaine de la prière, de bien des croyants qui se croient bien entraînés dans cet art difficile.

L’homme de la grande ville peut se trouver aux prises avec des tensions douloureuses au sein de la famille, souvent confinée dans un espace exigu, sur le lieu de travail, au milieu du bruit et de l’agitation propres à un milieu urbain. La prière est d’abord le fruit d’une grâce, celle de la présence de l’Esprit divin en l’homme qui lui inspire le désir et lui donne la force d’entrer dans un état d’oraison. « La prière est dans une bien plus forte mesure l’action de Dieu en nous, que le résultat de nos propres efforts ».

En même temps la prière est source de bienfaits tant physiques que psychiques. Selon la grande tradition ascétique de l’Orient chrétien, appelée hésychasme — d’un mot grec signifiant la paix, la sérénité —, la prière est une recherche de paix intérieure, une descente dans les abîmes du cœur pour les pacifier. Il n’est pas possible de prier si l’âme est en ébullition, ou en proie à des passions désordonnées. Une prière bien conduite permet d’atténuer la plupart des maux de la vie quotidienne : migraines, émotivité, violences intérieures, incohérences. Le corps est en meilleure santé, le sommeil est paisible et, toujours d’après l’auteur, si l’homme de notre temps mettait en pratique ne serait-ce que la moitié du Sermon sur la Montagne, ses complexes s’évanouiraient comme par enchantement ! Dans les prières liturgiques, il faut le rappeler, le Maître de Nazareth qui a passé une partie de sa vie sur terre à guérir les aveugles, les estropiés, les blessés dans leur âme, est invoqué comme le « Médecin des âmes et des corps ». Les saintes espèces consacrées à la liturgie sont nommées « remède d’immortalité ». L’esprit et le corps sont indissolublement liés l’un à l’autre.

C’est en s’appuyant sur cette doctrine que l’auteur donne des conseils sur les postures du corps, la concentration, la règle de prière, la lutte contre les distractions et la sècheresse de cœur. Il souligne la nécessité de se retirer de l’agitation du monde, de parvenir à une maîtrise du temps et surtout d’aiguiser sa volonté : « Lançons-nous dans l’œuvre de la prière ». Le corps doit participer activement à l’œuvre de la prière.

Le champ de la prière peut s’élargir à l’infini et englober toutes les situations existentielles : le chant d’un oiseau, la beauté d’une fleur, le sourire partagé dans l’amitié, tout peut se fondre dans une incessante louange au Créateur. Les prières systématiques, ces rendez-vous réguliers avec le Seigneur dans la vie quotidienne, ne sont pas supprimés pour autant. Le père Alexandre y  insiste tout particulièrement, elles seules permettent de mener le combat contre la paresse, l’inertie spirituelle, l’insatisfaction née d’une vie chrétienne sans profondeur.

De même qu’avant de porter son offrande au Seigneur le croyant doit se réconcilier avec son frère, de même avant d’entrer en état de prière on doit laisser de côté les offenses, ne pas se fâcher contre quiconque, s’établir dans le silence et alors seulement commencer à prononcer les paroles en les laissant monter de son cœur. La prière une fois terminée, il est bon de ne pas se précipiter sur son travail, de faire à nouveau silence pour laisser ces paroles en état de germination dans l’âme, et surtout ne pas croire que l’on est quitte avec Dieu pour avoir prié.

Dans ce livre d’initiation à la prière, la prière perpétuelle, qui en est le couronnement accessible à très peu d’hommes, fait aussi l’objet d’une analyse. La Bible évoque parfois un état spirituel qui est au-delà d’une activité entièrement consciente, où la prière en quelque sorte se prie elle-même, même la nuit : « Je dors mais mon cœur veille » (Cc 9,2) ; de son côté saint Paul nous invite à « prier sans cesse » (I Th 5,17). Cette prière nécessite de gros efforts, une grande capacité de concentration, et surtout une grâce particulière. Elle se distingue radicalement des méditations de l’Extrême-Orient, les mantras, parce qu’elle ne vise pas l’immersion de l’esprit dans un quelconque abîme spirituel, un tout indifférencié. Toute prière chrétienne est une rencontre avec une personne qui est à la fois dans le monde et au-dessus du monde. La prière perpétuelle peut se révéler dangereuse si elle n’est pas accompagnée d’humilité et de repentir.

« Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur ». Telle est la formule de cette prière à Jésus, car le nom de Jésus, au centre, l’éclaire de l’intérieur. Elle est appelée aussi prière du cœur puisqu’elle doit descendre dans le lieu du cœur, dans les profondeurs même inconscientes de la personne. C’est la raison pour laquelle la demande : « Seigneur aie pitié » (Kyrie eleison) est parfois répétée maintes et maintes fois. Une partie seulement de ces demandes parvient à la conscience, la majorité tombe dans l’inconscient, dans les profondeurs du « moi » soustraites aux influences extérieures, et qu’il faut particulièrement ébranler car elles recèlent la source du péché et la source du bien.

Cette prière est adressée au Dieu trinitaire : nous nous associons à la prière du Christ dans sa relation avec le Père, et par la force de l’Esprit qui nous fait dire que Jésus est Seigneur, nous avons accès au cœur du Père en qualité de ses enfants.

Cette prière nous met en communion avec les hommes, en priant pour eux là où nous les rencontrons dans la rue, le métro, les magasins. Parfois nous avons le sentiment d’être entourés de gens déplaisants, vulgaires, qui bousculent tout le monde sur leur passage, mais la prière nous protège, grâce à elle nous édifions ce que Saint-Exupéry appelle « la citadelle intérieure ».

Cette prière de Jésus, est celle du Verbe créateur par qui tout a été fait, elle a aussi un fondement cosmique. Elle peut englober la création entière, les champs, les plantes, les oiseaux, les montagnes, les mers, la nature entière. Nous donnons force à ce mouvement qui les porte vers Dieu.

Le père Alexandre conseille de nourrir la prière avec la vie liturgique et sacramentelle, dont elle est le prolongement dans la réalité quotidienne. A Novaïa Derevnia les offices liturgiques sont sobres et beaux. Un grand nombre de sermons du recteur ont été enregistrés. Ils sont relativement courts, d’une grande clarté pour être à la portée de tous les fidèles, et toujours profonds dans la façon d’éclairer un événement liturgique, de faire le récit d’une vie de saint, ou d’aider à surmonter les obstacles que chacun rencontre sur son chemin spirituel. Le père Men avait un don de la parole qui lui permettait de toucher les cœurs de son auditoire. Sa vaste mémoire lui faisait aborder avec aisance les sujets les plus divers. Par obéissance envers la tradition de son Eglise, il célébrait en slavon, tout en sachant qu’il faudrait un jour mettre les immenses richesses du rite dit byzantin à la portée des hommes d’aujourd’hui en les faisant passer dans une langue plus compréhensible. Il tenait particulièrement à la participation active des fidèles à la liturgie, non à leur présence passive. Il leur demandait de se rendre aussi souvent que possible à l’église, en essayant de ne pas trop attirer les regards importuns, et de communier fréquemment.

La méditation du père Alexandre sur la prière a été abondamment nourrie par la lecture de la Bible, qui tient une place considérable dans sa vie de prêtre. Dans un ouvrage, Bible et littérature, il étudie la réfraction du texte de l’Ecriture Sainte dans les littératures russe et étrangère depuis l’antiquité jusqu’au XXe siècle. De manière plus ou moins consciente, la Bible a été une constante source d’inspiration d’œuvres artistiques de tous les temps. Les fidèles sont encouragés à la lire seuls ou en groupes, à consulter des commentaires pour approfondir leur compréhension, à comparer les diverses traductions pour affiner leur approche du texte. Lue avec piété, la Bible est un véritable « manuel de prière ». La prière la parcourt de bout en bout, depuis l’intercession d’Abraham en faveur de quelques justes qui sauveraient Sodome, jusqu’à la foule des justes dans l’Apocalypse qui célèbrent les noces de l’Agneau dans la louange et attendent son ultime retour : « Viens ! Seigneur Jésus ! ».

Le régime soviétique voulait interdire les prières, ainsi que la Bible d’ailleurs que l’on ne rééditait plus. Elles étaient qualifiées d’activité illusoire, qui détournait l’homme des problèmes du réel. Or le besoin de prier, d’entrer en union avec cette force mystérieuse à l’origine de la vie et qui tient le destin de chacun entre ses mains, est inhérent à l’être humain. Le père Alexandre raconte l’histoire de cet athée qui a mené une existence heureuse, a goûté au bonheur, et qui au soir de sa vie éprouve une pointe de tristesse, car il ne sait qui remercier. Il voyait dans ce sentiment comme un appel à l’action de grâce.

Entre dans la joie de ton maître (Mt 25,21)

Le dimanche 9 septembre 1990 le père Alexandre emprunte le chemin bordé d’arbres et de clôtures pour se rendre à l’église. Le jour vient de se lever dans la fraîcheur du matin, tout semble désert. L’attaque viendra par-derrière, la hache brandie s’abat sur lui, il se traîne jusque devant sa maison, s’affale dans une mare de sang.

Rapidement la nouvelle fait le tour de ses enfants spirituels, atterrés. Comment est-ce possible ? Le père Zielinski écrit : « Il me semble même que si son assassin, avant de porter son coup, lui avait parlé cinq minutes, il aurait pu se raviser. Mais il a frappé dans le dos, sans dire un mot ».

Le père Alexandre a été prêtre jusqu’au bout. Agé de 55 ans, il comptait 33 ans de sacerdoce, l’âge du Christ. Il s’apprêtait à célébrer le grand mystère du sacrifice non sanglant, à l’image de ce Christ à qui il avait déjà donné sa vie. Il ne savait pas qu’il offrirait ce jour-là non l’offrande de pain et de vin, mais celle de son corps lui-même. Ses jours étaient comptés, il en avait conscience. Ses activités, si nombreuses, il les accomplissait dans un sentiment d’urgence, une ère nouvelle allait s’ouvrir, il fallait être prêt à y entrer. Une sorte de pressentiment concernant les fins dernières — mais qui n’a eu en Russie au cours des deux derniers siècles le sentiment d’une rupture tragique de l’histoire et que « le temps est proche » ? — l’avait amené à méditer sur l’Apocalypse et à en faire un commentaire suivi. Ce livre suit la démarche profonde de son esprit, la dénonciation des œuvres de la Bête qui monte de la terre, de la Babylone moderne livrée aux puissances de ce monde et à Satan, mais aussi la liturgie céleste autour de l’Agneau égorgé et vivant, triomphant des œuvres de mort. Le vieillard dit au voyant de Patmos : « ceux qui sont revêtus de robes blanches viennent de la grande tribulation… l’Agneau les conduira aux sources des eaux de la vie, et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux » (Ap 7,14-17).

Reste l’énigme de cette mort, d’un acte d’une telle bassesse à l’heure où la Russie retrouvait sa liberté spirituelle. Le père Men redoutait le retour de cette liberté. Comment comprendre ce que Dieu donne à entendre à travers cette mort ? Au regard de certains, la bataille pour la Russie, pour son peuple, a commencé, et dans cette bataille tombent en premier ceux qui sont à l’avant-garde. Etant donné les antécédents familiaux du prêtre on a pensé que les commanditaires de cet assassinat étaient de violents antisémites.

D’autres se sont interrogés sur une possible manœuvre du KGB, la police intérieure, dont certains chefs ont pu être surpris, abasourdis même, de voir qu’après des décennies d’acharnement à extirper les racines religieuses du peuple, voilà qu’un homme prêchait librement sur les écrans de la télévision, à la radio, dans des forums publics, cet enseignement chrétien que Marx avait qualifié d’opium du peuple. Un retournement aussi spectaculaire et imprévu jetait les esprits dans un profond désarroi. Une enquête a bien été ouverte, elle n’a jeté aucune lumière sur le ou les responsables de cet acte. Est immédiatement venu à l’esprit l’exemple d’un autre prêtre, ardent serviteur du Christ lui aussi, le père Popielusko en Pologne. Deux hommes écrasés par le monstre froid de l’Etat. Deux hommes abattus par les ennemis farouches de celui qui disait : « Je suis doux et humble de cœur ».

Et maintenant ? Les enfants spirituels sont orphelins de leur prêtre, mais sa voix résonne toujours pour qu’ils ne cèdent pas à l’abattement. Un pasteur s’en va et le vide ainsi créé doit être rempli par d’autres vocations à naître. Surtout, échapper au piège de la tentation de se venger. Si on t’offense, disait-il, « il faut penser non à l’offenseur mais à Jésus-Christ ; chasser la pensée de l’offense dès qu’elle apparaît ; contempler plutôt les nuages, les étoiles, s’établir dans le calme, en prenant de la hauteur ; prendre la mesure des circonstances d’en haut, de loin, comme si vous étiez morts et considériez votre vie à partir d’un autre monde… Ne pas prendre part au conflit ».

Le métropolite Antoine (de Souroge) rapporte la réponse que fit un grand spirituel à un homme plongé dans le désespoir : « Ne te lamente pas inutilement. L’Eglise est une cohorte que rien n’abat : chaque soldat tombé sur le champ de bataille se lève pour l’éternité en suppliant immortel, en protecteur, en guerrier indomptable de l’immortelle armée du Christ. Remets ton âme au Christ et à sa Vérité, donne ta vie pour le salut de ton prochain et tu seras compté parmi les immortels combattants du Christ ».

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