« Quand j’étais enfant on ne me parlait jamais de Dieu », écrit Olivier Clément, grand témoin de la présence dans le monde moderne du Dieu fait homme et ressuscité. Il passe son enfance dans un village cévenol où son père est instituteur, et où, disait-il, coexistaient trois religions : la catholique, la protestante et la laïque. Très tôt, il apprend que la civilisation moderne veut ignorer la mort : « après la mort il n’y a rien », lui dit son père, ce qui a le don de le révolter et même de provoquer en lui une tendance suicidaire. Toutefois il s’éveille au mystère de la création, à la beauté de la nature souvent baignée de soleil, source de premiers émois, d’un émerveillement devant la transparence des choses, plus tard devant la splendeur de la liturgie.
Il se met en quête pour trouver des réponses à ses questionnements : ce sera d’abord la sagesse de l’Orient ; ensuite un de ses professeurs d’histoire l’invite à une réflexion sur les rapports entre foi, culture et histoire. Au lendemain de la guerre, il fait la rencontre de deux grands théologiens russes, Vladimir Lossky († 1958), et Paul Evdokimov († 1970) avec lequel il nouera une longue amitié. Lossky l’initiera à la notion de la personne irréductible à tous les systèmes ; Evdokimov, un des derniers représentants de l’école de théologie fondée à Paris par les émigrés russes, l’initiera à « l’idée russe », cette confrontation de la haute tradition chrétienne à la modernité pour en épuiser les impasses et la réorienter vers les sources de la vie. Il s’agissait d’intégrer la rationalité occidentale avec la contemplation orientale.
Clément se fait baptiser dans l’Eglise orthodoxe. Ce professeur d’histoire dans les grands lycées parisiens, professeur à l’Institut orthodoxe saint Serge, laisse une œuvre considérable, principalement axée sur la foi chrétienne dans le monde moderne. Il a été la cheville ouvrière de « Contacts », la revue de spiritualité orthodoxe, et un des inspirateurs de la Fraternité Orthodoxe. Il fit preuve d’une large ouverture œcuménique : enseignement à l’Institut Catholique, rédaction en 1998, à la demande du pape Jean-Paul II, d’un chemin de croix à Rome, rédaction d’un admirable petit livre : Taizé, un sens à la vie, au retour d’un séjour dans cette communauté.
Il a beaucoup réfléchi sur les trois « pères » du nihilisme moderne : Nietzsche, Marx et Freud, qui aboutissent à la mort de Dieu. Mais d’un Dieu de vengeance, courroucé par sa créature qu’il veut châtier. Cette image d’un Dieu vengeur serait largement responsable de l’athéisme moderne ou, pire encore, de cet athéisme d’indifférence où, dans une « société de spectacle », on se livre à tous les divertissements.
Après la mort de Dieu, vient la mort de l’homme dit Clément : les camps, la bombe atomique, les transferts de population, la disparition du visage dans l’art (peinture, écriture). Au nihilisme il oppose une autre image de Dieu, celle d’un Dieu d’amour qui entre dans l’histoire des hommes et dans son innocence partage leurs souffrances, se charge de leur mort pour les rendre à la vie. Ces idées, Clément les puise chez les Pères de l’Eglise, comme chez certains témoins de Dieu à l’époque moderne, tels que Dostoïevski ou Soljénitsyne.
Les hommes de la modernité ont bien des difficultés : croire en la résurrection (40% seulement y croient dans les milieux catholiques, d’après une enquête). Le grand argument est l’impossibilité de croire en un Dieu d’amour alors que le mal règne dans le monde. A la création du monde, Adam et Eve – c’est-à-dire également chacun d’entre nous – ont voulu être comme des dieux en prenant leur autonomie par rapport à leur Créateur, et ils sont tombés dans la souffrance et la mort, eux qui avaient été créés pour une vie de félicité éternelle. C’est ce qu’on appelle la chute, la venue en ce monde du prince des ténèbres. A l’instigation du tentateur, le premier homme considéra Dieu non comme source de tout amour, mais comme un tyran, un Dieu de l’interdit. Dieu n’interdit pas de consommer le fruit de l’arbre de la connaissance, mais il dit : « si tu le manges, tu mourras », faisant ainsi preuve d’un respect infini envers la liberté de l’homme. Dans sa toute-puissance, Dieu pourrait mettre fin au mal dans le monde, mais il veut préserver l’amour de sa créature, car « Dieu peut tout, sauf contraindre l’homme à l’aimer ». Le tout-puissant est aussi toute faiblesse, celle du Christ allant à la passion.
Le christianisme n’est pas un système, une philosophie, c’est quelqu’un, une personne avec qui l’homme peut entrer dans une communion d’amour. Dans la foi chrétienne, le divin et l’humain sont unis sans confusion et sans séparation. Certes il y a des dogmes, des systèmes de pensée, une philosophie chrétienne, mais ils ne sont là que pour nous éviter d’errer, nous permettre de suivre le chemin menant à la vérité.
Dans les écrits de Clément le thème de la beauté, la beauté du monde, celle des visages (tout homme porte la beauté ineffable de l’image de Dieu qui a présidé à sa création), celle de la contemplation intérieure à partir du regard posé sur une icône, est la révélation du mystère, d’un monde autre. Cette sensibilité à la beauté qui perdure à travers les vicissitudes du monde, a pu le sauver de la tentation du désespoir.
Pour lui, la liturgie est un art total. Dieu est le suprême artiste. Le Christ est l’homme le plus beau sur terre. La beauté s’épanouit sur le visage des saints (les icônes), mais aussi chez Cézanne, Mozart ou Dostoïevski et une multitude de génies créateurs. Tout est grâce pour des chrétiens comme Bernanos ou sainte Thérèse de Lisieux. Dans le monde actuel si déprimé, il faut dire que l’être du monde est beauté, que Dieu n’est pas un Dieu utile, consommable, mais un Dieu gratuit, non un Dieu pervers mais un Dieu sauveur. Un Dieu qui s’assoit à la table des pécheurs pour partager le pain de la douleur comme le vin de la joie. Dès la fondation du monde, le Fils a été immolé, le Père attend la réponse de la création.
Théologien, historien, poète, philosophe, Clément laisse une œuvre immense dont on n’a pas encore fait le bilan. Pour lui, la tristesse pour la mort peut se retourner en tristesse pour la vie, pour Dieu. L’homme n’en aura jamais fini de lutter contre le mal dans le monde, contre la bêtise, la méchanceté. Un tel combat est rendu possible lorsque l’on porte en soi, la joie. « C’est parce que nous avons au fond de nous cette grande joie du Christ ressuscité, que nous pouvons entrer pleinement dans l’amour », et l’enfer, puisque Dieu ne cesse pas d’y descendre, ne débouche pas sur le néant mais sur l’espérance.
Michel Evdokimov