Saint Jean de Cronstadt (1829-1908)

Jean Ilitch Serguiev, le « curé d’Ars » de la Russie, comme on l’a appelé, est issu d’une famille pauvre du gouvernement d’Arkhangelsk. Le père est diacre, la mère profondément croyante, et le tout jeune garçon, comme Thérèse de Lisieux, mène très tôt une vis spirituelle intense. Il souffre de n’être pas doué pour ses études mais un jour, après avoir prié avec une intense ferveur, un voile se lève devant lui, il parvient à obtenir des succès scolaires, puis reçoit une bourse qui lui permet de faire des études de théologie à Saint-Pétersbourg. A l’aube de la vie il avait appris à se battre contre sa nature, contre la tentation du désespoir, à surmonter ses faiblesses.

Le père Jean était un prêtre marié, chose très rare dans le calendrier de l’Eglise russe. En réalité, lui et sa femme vivaient comme frère et sœur. Saint Silouane, qui l’a connu, écrit que « c’est une grande ascèse que de vivre avec une jeune femme, et de ne pas la toucher. Seuls le peuvent, ceux qui portent sensiblement en eux le Saint Esprit. Il est doux et triomphe de l’attirance charnelle d’une épouse bien-aimée. Beaucoup de saints craignaient la proximité des femmes, mais le père Jean, même entouré de femmes, gardait le Saint Esprit, car sa douceur l’emporte sur l’amour charnel ». Son épouse entourera celui qu’elle appelait « frère Jean » d’une affectueuse sollicitude, saura tenir le ménage contre vents et marées car les nombreux dons que recevait le père Jean étaient presqu’immédiatement distribués parmi les pauvres, et il ne restait pas toujours grand chose pour la tenue du ménage.

Dans la cathédrale Saint-André, à Cronstadt, où il est nommé prêtre en 1855, il servira jusqu’à sa mort, pendant cinquante-trois ans. En cela il était conforme à l’ecclésiologie de l’Eglise orthodoxe – loin d’être toujours appliquée – d’après laquelle un prêtre est « marié » avec sa paroisse, et donc ne la quitte pas, tout comme un évêque est « marié » avec son diocèse tout au long de sa vie.

Tout citadin que soit devenu cet homme issu de la paysannerie, il n’en perd pas pour autant son amour de la nature, perpétuelle source d’émotions profondes. Dans sa petite enfance il pouvait contempler une fleur, une herbe, et disait : « Voici Dieu ! ». Le spectacle de la nature lui apparaissait comme une théophanie témoignant de l’existence du Créateur. A la même époque, le « pèlerin russe » découvrait aussi ce mystère des créatures qui, selon les psaumes, « louent le Seigneur ».

On a souvent comparé le recteur de l’église de Saint-André à Cronstadt au curé d’Ars, son aîné de près d’un demi-siècle. Maxime Egger, préfacier du livre d’Alla Selawry préfère le comparer non à un prêtre de la paysannerie dans la France profonde, mais plutôt à saint Vincent de Paul, deux siècles auparavant, car tous deux, prêtres citadins, exercent une grosse activité dans de multiples domaines, font vœu de se consacrer aux pauvres, contribuent au renouveau religieux de leur pays.

Tournée vers la Baltique, Cronstadt est une ville portuaire où grouille une faune hétéroclite de marins, commerçants, artisans, où la misère, l’alcoolisme, la prostitution, la criminalité, exercent leurs ravages. Le père Jean sut faire face aux problèmes sociaux nés de la révolution industrielle, de la montée d’un prolétariat de masse dans les villes. Brûlant d’un zèle missionnaire, il réanime la foi, attire des foules considérables dans la cathédrale dont il est le recteur. Il accomplit une œuvre immense dans le domaine social, administre écoles et hôpitaux, son prestige lui permet de récolter des fonds pour porter aide aux plus démunis, il fonde un asile de nuit pour les sans abris géré par une fraternité, ouvre des ateliers d’artisanat, accueille dans les établissements scolaires toutes sortes de personnes sans tenir compte de leur nationalité ou religion. Animé d’une compassion sans limites, il se dépense sans compter pour rencontrer les gens chez eux, leur apporter le Christ en priant avec eux. Un jour un jeune ouvrier adonné à la boisson, dont la femme est contrainte de mendier pour nourrir leurs deux enfants, aperçoit le prêtre parlant, plein de douceur, avec les siens. Saisi de colère, il l’insulte, mais le père Jean lui dit : votre maison est un paradis, là où il y a des enfants on est au chaud, c’est tellement mieux qu’un bistrot enfumé !. Patiemment, il remettait les hommes dans le droit chemin.

Jean de Cronstadt avant ses entrées dans les milieux de l’aristocratie qui souvent soutenaient ses œuvres. D’énormes sommes d’argent pouvaient passer entre ses mains, il les redistribuait instantanément sans rien garder pour lui, au grand dam de son épouse qui avait du mal à boucler son budger. Il a côtoyé les grands de ce monde, fut appelé au chevet du tsar Alexandre III à l’agonie, a beaucoup voyagé dans toute la Russie où sa renommée s’était partout répandue. Dans ses Souvenirs, saint Silouane raconte « comment, après la liturgie, quand on lui amena sa voiture, le peuple l’entoura, demandant sa bénédiction. Même dans une telle bousculade, son âme demeurait sans cesse en Dieu ; au milieu d’une telle foule, son attention n’était pas dispersée, et il ne perdait pas la paix. Comment y parvenait-il ? en aimant les hommes et en ne cessant de prier pour eux » (Archimandrite Sophrony, Starets Silouane, éditions Présence, 1973, p. 291). Il a bien senti que la Russie chancelait en faisant son entrée dans le XXe siècle, mais par absence de sens politique, ou par désir de soutenir le régime tsariste en pleine fidélité, il n’a pas vu les changements nécessaires, et n’a pas su proposer à Nicolas II une monarchie constitutionnelle dont d’ailleurs le tsar ne voulait pas. Lors de l’insurrection de 1905, ses fidèles le supplient de quitter temporairement la ville, car les ennemis de la foi en Christ le couvraient de moqueries et de calomnies, comprenant qu’il était impossible de faire vaciller la Russie tant que l’image du père Jean restait intacte dans la conscience du peuple. Il était devenu la cible des mouvements révolutionnaires. Si jamais ils avaient osé porter la main sur lui, le peuple des gueux se serait dressé pour le défendre, le sang aurait coulé. Encore Silouane : « Par la puissance du Saint-Esprit tu as attiré ce peuple vers Dieu ; et les hommes, entendant de ta bouche la parole divine, sanglotaient dans un ardent repentir » (op. cit., p. 425).

Les membres du clergé des paroisses ne jouissaient pas en Russie d’une bonne réputation, leur niveau intellectuel était faible, on les traitait souvent avec mépris. Le père Jean fut un de ces prêtres admirables qui surent rendre à la caste sacerdotale tout son prestige par son cœur plein d’amour, son sens de l’humain, le sérieux avec lequel il remplissait ses fonctions sacerdotales. Il voyait le prêtre comme un être sublime en dialogue constant avec Dieu, en prière continuelle pour tous les hommes rachetés par le sang de son Fils. Son influence s’étendit bien au-delà de la ville de Cronstadt. De tous les coins de la Russie on venait le voir, lettres et télégrammes ne cessaient de lui parvenir implorant son intercession pour des malades qu’il partait parfois visiter afin de prier à leur chevet. Parmi tous ces souffrants on dénombrait aussi bien les êtres les plus déshérités que l’élite de l’empire, même le tsar Alexandre III le manda pour lui administrer les saints sacrements. Saint Silouane dit que le père Jean était constamment entouré de monde, « mais il était plus en Dieu que bien des ermites. Si l’âme aime les hommes et a compassion pour eux, la prière ne cesse pas ». Autrement dit, Dieu est partout, et peut donner à sentir sa présence en toutes circonstances.

Le père Jean était trop exceptionnel pour ne pas éveiller la jalousie de certains confrères, sans parler des critiques malveillantes des milieux révolutionnaires. Il sentait venir la fin d’une époque, et avait pleine conscience des mouvements en profondeur qui menaçaient le pays : « L’empire russe chancelle, il trébuche, il est proche de sa chute », disait-il. C’est de Cronstadt que le croiseur Aurore, en tirant au canon, contribuera à déclencher la révolution.

Le rôle novateur du saint est particulièrement important dans le renouveau liturgique qu’il a initié : il fait scier l’iconostase à mi-hauteur et laisse les portes royales ouvertes pour permettre aux fidèles d’être attentifs au déroulement de l’office à l’intérieur du sanctuaire, il lit les « prières secrètes » à haute voix. Au cours d’une célébration eucharistique il était profondément pénétré par la grandeur du drame transcendant qui se jouait. Il  avait une manière à lui d’officier, son visage se transfigurait, il criait à Dieu, le suppliait au nom de tout son troupeau, il fondait en larmes lorsque, à sa vision intérieure apparaissaient le Golgotha ou la Résurrection. Il vivait le mystère de la liturgie comme une expérience profonde, dans un don total de son être auquel il faisait participer toute l’assemblée. Saint Silouane le décrit ainsi : « J’ai vu le père Jean de Cronstadt : son apparence était celle d’un homme ordinaire, mais la grâce divine donnait à son visage une splendeur semblable à celle d’un ange, et on désirait le regarder ».

A une époque où les fidèles ne venaient communier guère plus d’une ou deux fois par an, le père Jean les invitait à venir à la table eucharistique régulièrement, à chaque liturgie. Saint Silouane, tout imprégné par la beauté spirituelle du père Jean, parle encore de lui : « Il avait en lui en abondance le Saint Esprit qui enflammait son âme d’amour pour Dieu ; et ce même Esprit agissait à travers lui sur les hommes. J’ai vu la foule se précipiter à sa suite, comme s’il y avait un incendie, pour recevoir sa bénédiction, et, l’ayant reçue, comme ils étaient heureux, car le Saint Esprit est agréable et donne paix et douceur à l’âme ». Lorsqu’il intercédait pour des mourants, des malades, ou ses enfants spirituels, il fondait en larmes.

La liturgie n’est jamais séparée de la prédication. Il se servait de mots simples pour parler des mystères de la vie en Dieu : La prédication n’est pas un savoir sur Dieu, mais une connaissance de Dieu, mais une vie en Dieu dont elle transmet l’expérience. Son rôle de confesseur était pris très au sérieux. Pour lui les chrétiens doivent reconnaître leurs péchés et les nommer afin de les aborder avec franchise et en ressentir le dégoût. Le père Jean se sentait responsable devant Dieu de tous ceux qui venaient communier aux saints Mystères.

Il insistait sur la force de la prière pour guérir les souffrances graves et persistantes, les siennes comme celles de son prochain. La lutte contre les pensées et les passions tenait une large place dans ses propos. « Crois que Dieu est constamment près de toi et tu seras capable de tout. Ne te décourage pas ». Sa force de prière, ses dons de thaumaturge, répandirent la réputation du saint au-delà de l’Eglise orthodoxe : juifs, musulmans, bouddhistes, venaient prendre sa bénédiction, sollicitaient son intervention.

Le titre Ma vie en Christ semble faire référence à un ouvrage d’un saint laïc byzantin du XIVe siècle, Nicolas Cabasilas, auteur de La vie en Christ, où la vie proposée à tous les fidèles a pour centre la personne du Christ donnée dans les sacrements où il se révèle en plénitude. Chez les deux auteurs le Christ est le lieu de la vie du chrétien. De son côté Jean de Cronstadt ne nous présente pas un livre construit, bien ordonné, comme Cabasilas, mais des notes, des paragraphes plus ou moins étendus concernant tel sujet qui affleure à son esprit sur le moment.

Dans un paragraphe introductif, sorte de pacte autobiographique avec son lecteur, il annonce la couleur : « Je ne fais pas précéder mon livre d’une préface. Qu’il parle lui-même en sa faveur ou défaveur. Il ne contient que le reflet de la grâce divine dont le Saint-Esprit a daigné m’éclairer aux moments d’une profonde et scrupuleuse analyse de mon état intérieur, surtout aux heures de la prière ». Nous avons essayé de surmonter le décousu de ce mode d’écriture, de classer sous quelques têtes de chapitres – mais il pourrait y en avoir bien d’autres – quelques thèmes parmi les plus récurrents en les regroupant. « L’âme sent dans ces paroles la force de la grâce divine » (saint Silouane, op. cit., p. 429). Voilà un homme rempli, comme tout chrétien peut l’être, par la certitude que l’Esprit Saint l’illumine à chaque pas de son existence. Cette méthode de descente dans ses propres profondeurs peut trouver un écho dans les Confessions de saint Augustin. Lire Ma vie en Christ c’est entrer dans le monde multiforme d’un homme enraciné en Christ a qui il ne cesse d’élever un hymne ardent, émerveillé devant sa tendresse et sa beauté.

Le père Jean de Cronstadt présente un type de sainteté hors norme. N’en va-t-il pas de même d’ailleurs pour tous les saints ? Chacun a son propre visage, et ne ressemble à aucun autre sinon au Christ, seul capable de réverbérer cette infinie variété de lumière. Il est dépourvu de certains traits habituels dans la spiritualité de l’Orient chrétien : il n’est ni un mystique ni un contemplatif attiré par la solitude, ni un maître de la prière mentale, la « prière du cœur », qu’il pratiquait toutefois pour lui-même.

Certains ascètes, pénétrés du sens aigu de leurs péchés, mènent « une vie de pleurs » pour se racheter ; d’autres, tout en pleurant sur leurs péchés et ceux de leur peuple, ont reçu la grâce de se tenir devant Dieu avec une joie triomphale et victorieuse. Voir le père Jean doué de tant de grâce, célébrer avec une sincérité étrangère à tout jeu d’acteur, menant une lutte intérieure permanente contre toute pensée impure et pécheresse, vérifiant sans cesse la pureté de son âme et la droiture de son cœur, le voir ainsi faisait le délice du peuple. Le métropolite Antoine Khrapovitsky, qui l’a connu, sentait que chacun se disait dans son for intérieur : « il y a au monde un juste qui a vaincu notre nature pécheresse ; elle existe, cette âme chrétienne qui a reçu l’audace d’une prière qui ne cesse de proclamer avec triomphe la beauté du Jésus très doux ».

Tout en étant doux et humble de cœur, il ne cultivait pas l’humilité pour elle-même. Il avait un penchant pour les soutanes de soie, les décorations volontiers arborées non par vanité, mais par respect pour ceux qui l’aimaient, pour ne pas froisser leurs sentiments bienveillants à son égard et à l’égard de l’œuvre qui était toute sa vie.

« Nous ne savions plus si nous étions au ciel ou sur la terre » dirent au Grand-Prince païen Vladimir (au xesiècle) les hommes qu’il avait envoyés à Constantinople pour s’enquérir sur le contenu de la foi chrétienne. Ils avaient assisté à une liturgie qui les avait bouleversés dans la cathédrale Sainte-Sophie. Ce sens de l’émerveillement saisit l’âme du père Jean, devant un Dieu rayonnant de beauté et de lumière. C’est avec toute la force de sa foi qu’il nous entraîne dans ce mystère dont il a éprouvé qu’il est un lieu de régénération, de purification, de transfiguration de la créature nouvelle unie, au plus profond de son être, à son Seigneur. La parole du Seigneur : « Ceci est mon corps » est reçue sans discussion, de la manière la plus réaliste, dans un tremblement sacré. Le Christ est le sacrifice offert, qui accomplit l’acte d’offrande, à la fois victime et prêtre, offert et offrant.

Il est le saint d’une intériorité en lutte pour sa liberté intérieure. Dans ce sens il est proche des difficultés de l’homme moderne si souvent dispersé, désemparé par le fractionnement de son moi, angoissé parle mystère de la vie. A ceux qui hésitent, qui vacillent dans le doute, il peut rendre courage, sa foi est solide comme un roc. Il est le saint tourné vers la pratique des commandements révélés à toute conscience humaine. Outre la Bible abondamment citée, sa grande source d’inspiration est la liturgie où il sollicite, exige presque, la participation active du peuple pour l’entraîner dans un élan de ferveur puissante, capable de retourner les cœurs et de faire des miracles, vers la réunion intime avec le Christ dans le mystère de la communion eucharistique.

Michel Evdokimov

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