Le surnaturel démoniaque
Parler du diable de nos jours n’est pas chose facile. À la seule évocation de l’empire démoniaque, bien des gens se sentent mal à l’aise. Un théologien de la mort de Dieu, tel Bultmann, affirme que, à l’époque moderne, « on ne peut croire à l’électricité et au démon ! ». Baudelaire disait que la plus grande ruse du démon est de faire croire qu’il n’existe pas.
Une certaine théologie rationalisante, un silence délibéré, tout au moins en Occident, sur l’enfer, le péché, la doctrine du démon, donneraient-ils raison à la ruse diabolique ? On peut en douter. Car, par contrecoup, l’intérêt pour les formes diaboliques, la prolifération croissante des sectes sataniques, des hosties et même des reliques dérobées en vue de célébrer des messes noires, une musique rock à message subliminal, des séances de spiritisme où sont évoquées les âmes des défunts — mais seul le démon fait les réponses —, tout cela vient combler le vide chez un certain nombre de croyants qui se laissent séduire par ce que Bertrand Vergely appelle « la tentation de l’homme-Dieu »[1], c’est-à-dire de l’homme qui prétend gérer lui-même tous les problèmes de la vie et de la mort.
Il faut donc revenir au message fondamental de l’Écriture Sainte, de la Tradition, de la Liturgie. Dès la création d’Adam, Satan, mû par la jalousie, apparaît comme l’adversaire de Dieu. Sans cesse à l’œuvre, il est l’ennemi du royaume prêché par le Christ. Dans l’évangile de Jean, ce Christ dit à ses adversaires : « vous avez pour père le diable » (Jn 8,43). Le démon, créature de Dieu révoltée contre Lui, est mentionné des centaines de fois dans le Nouveau Testament où il est donc pleinement réel. Dans le récit des trois tentations au désert, Satan fait bel et bien figure du prince de ce monde. Il est inimaginable d’éliminer l’existence du démon dans l’Écriture en tant qu’être personnel sans altérer le message du Christ. Les possédés dans le Nouveau Testament sont des êtres de chair, très concrets : « Sors de cet homme, esprit impur », ordonne le Seigneur (Mc 5,8). Un enfant est possédé par le démon, Jésus le chasse et il sort en poussant des cris (Mc 9,26). À la fin du Notre Père l’allusion au mal, ou plus précisément au malin, désigne une force personnelle, non une idée abstraite, dont nous devons être délivrés. Dans le sacrement du baptême, le prêtre et le baptisé sont invités à souffler et cracher pour expulser toute présence de force démoniaque.
À notre époque, où il est de bon ton de nier l’existence du diable, l’homme, pense-t-on, a la capacité de guider sa barque entre le bien et le mal. Telle est l’attitude de l’agnostique, désireux d’abolir tout ce qui échappe à sa connaissance expérimentale, en particulier Dieu et Satan. Tout se vaut. Bonhoeffer disqualifie un certain christianisme de pure convention, un christianisme non religieux qui tient actuellement le haut du pavé, où un dieu inconnu sert de « bouche-trou » pour conjurer le vide du vague à l’âme. Il est essentiel de faire l’impasse sur Satan, car tout cas de possession (et ils sont nombreux en notre époque fière de ses avancées scientifiques censées tout expliquer) conduirait nécessairement à poser le problème de l’au-delà. Ne pas croire en Dieu ne signifie pas ne croire en rien, mais plutôt croire en tout, car tout se vaut. Tel est le cas des propriétaires des « âmes mortes » chez Gogol ou de l’agnostique Saint Marin chez Bernanos.
La croyance en la science pour résoudre tous les problèmes n’est pas moins infantile que les croyances des primitifs qui décelaient des démons à tous les coins de rues. Le christianisme a mis fin à la peur des démons dans le paganisme. Les démons, il ne faut pas en avoir peur, il faut les combattre. Pour Dostoïevski, le cœur de l’homme est le lieu où Dieu et Satan se livrent un combat. Aujourd’hui la foi en Christ se perd, mais la peur, les fantasmes d’angoisse refont surface sans vergogne et poussent bien des âmes blessées dans les salles d’attente des psychanalystes. C’est ce que l’apôtre Paul nomme le « mystère d’iniquité » en nous invitant à revêtir « l’armure de Dieu pour pouvoir résister aux manœuvres du diable. Car ce n’est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter… mais contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes » (Éph 6,12). Le curé d’Ars, cet athlète des combats contre les esprits du mal, lorsqu’on lui demandait s’il les craignait, répondait avec un sourire : « Les craindre ? oh ! non, nous sommes presque devenus camarades ». L’humour, voilà une arme terrible que Satan ne supporte pas.
Dans Les âmes mortes, le surnaturel démoniaque se trahit dans les personnages, dans le trafic des âmes mortes, le diable est présent dans son absence. Dans Sous le soleil de Satan, le diable tourmente la jeune Mouchette et s’incarne physiquement dans la personne d’un maquignon goguenard qui tente de mystifier l’abbé Donissan.
Les âmes mortes
Né en 1809, en Ukraine dans une famille de cosaques, Gogol se rend, jeune encore, à Saint-Pétersbourg où il se liera avec Pouchkine. Il décrit dans la nouvelle Le manteau un monde de petits fonctionnaires, de ronds-de-cuir occupés à copier la pensée des autres, soumis aux règles d’une hiérarchie d’où tout esprit de fraternité a disparu, où seules règnent les forces du mal et de la bêtise. Gogol était à la fois un homme plein de gaieté, aimant pouffer de rire, mais aussi capable de trembler d’effroi devant les mystères de la vie.
Le sujet des Âmes mortes tourne autour d’un ingénieux escroc nommé Tchitchikov, peu avant la période de l’abolition du servage. Tout propriétaire possédait des serfs dont le recensement avait lieu tous les dix ans. Entre deux recensements un malin comme notre héros pouvait se permettre d’acheter les âmes des serfs décédés durant cette période, enregistrés en bonne et due forme, pour obtenir de l’argent auprès des banques afin d’acheter des terres à faire faussement exploiter par ces âmes mortes. Faire fortune sur des âmes mortes que l’on fait travailler, telle est l’idée démoniaque qui sous-tend l’intrigue du roman. En compagnie de son cocher Sélifane, Tchitchikov sillonne le pays, rencontre divers types de propriétaires, brosse un tableau de la vie provinciale russe sous ses aspects les plus désolants. Dans son projet initial, et à l’instar de la Divine comédie de Dante, Gogol devait décrire dans une deuxième partie les âmes vivantes, et dans une troisième, les âmes ressuscitées. Malheureusement, peu de temps avant de mourir, il brûle les manuscrits de cette remontée des âmes vers la vie. Il reste que la mort est omniprésente, chez les serfs trépassés comme chez les propriétaires qui, symboliquement, relèvent du monde des morts-vivants.
Comment acheter les âmes mortes ? L’auteur va faire défiler devant nous cinq propriétaires croqués sur le vif et présentant des particularités inquiétantes.
Manilov est un homme raffiné, oisif, de type rêveur, qui ne se soucie guère de valoriser les produits de ses terres. Un peu stupide, il est toujours en quête d’amis, déploie des trésors de tendresse envers sa femme. L’achat des âmes mortes le laisse indifférent, il n’y comprend rien, et offre ces âmes à Tchitchikov pour rien, en guise de cadeau fait par amitié. Ici Satan cache le réel sous un voile faussement séduisant.
Korobotchka — le mot signifie « petite boîte » — est une femme simplette à la tête dure, qui crie misère et remplit ses tiroirs avec de l’argent. Elle reçoit Tchitchikov avec un déploiement d’amabilité : « Bonne nuit, mon brave. N’as-tu besoin de rien ? Peut-être te fais-tu gratter la plante des pieds avant de t’endormir ? Feu mon mari en usait toujours ainsi ». Elle ne comprend rien à la proposition d’achat d’âmes mortes présentée par le héros : « Tu veux les déterrer ? » demande-t-elle ingénument. Elle finira pas céder. Mais, prise de remords, craignant d’avoir été grugée, elle se rend en ville pour s’informer sur le cours des âmes mortes ! Ce jeu pervers sur la spéculation des âmes mortes dénote le rire morbide de Satan, toujours prêt à tourner en raillerie les dérisoires calculs des hommes.
Le propriétaire suivant, Nozdriov, est un hâbleur colérique, un bon vivant, noceur, tricheur et ivrogne. Le met-on dehors pour cause de scandale ? Le lendemain il vous aborde avec le même bagout : « Ah ça ! vieille canaille, pourquoi ne viens-tu pas me voir ? » Lorsque Tchitchikov lui propose d’acheter ses âmes mortes, il ne mord pas à l’hameçon, et offre à son tour de vendre à notre héros chevaux, chiens, moissons, tout ce qui lui passe par la tête. Dans des scènes du plus haut comique, il fait perdre son temps à son visiteur à qui il ne reste plus qu’à se sauver à toutes jambes. Ici encore Satan bafoue un être dégradé, avili, emporté par ses passions.
Apparaît ensuite Sobakévitch, homme au visage impassible, inexpressif : « Son corps semble dépourvu d’âme, ou du moins s’il en possédait une, elle ne se trouvait point là où elle aurait dû être ». Il fait étalage de la qualité de ses serfs morts : « Je vous livre une marchandise triée sur le volet », tenez : untel était carrossier, un autre charpentier, « vous ne trouveriez pas son pareil ». Tchitchikov a beau lui rétorquer qu’ils sont morts, Sobakévitch continue à étaler la qualité de ses défunts pour justifier le prix qu’il demande. Il se prend au jeu, le démon lui fait perdre le sens du réel.
Devant un manoir lugubre dont la porte cochère est grande ouverte, notre héros pense tomber sur une femme de charge : « Le maître est à la maison ? — C’est moi ! » Tchitchikov avait pris Pliouchkine pour une domestique ! Or c’est un avare, à la tête de mille serfs, comblé de richesses en blé, en peaux. Le rire se fige devant le pourrissement d’une âme, d’un homme jadis heureux, dépossédé de toute apparence humaine, réduit à l’état d’objet. Le démon triomphe dans la dégradation d’un être humain.
C’est la fin du voyage. Tchitchikov, harassé, avale dans une auberge un cochon de lait, se glisse sous des couvertures et « s’endort d’un profond sommeil, apanage des heureux mortels qui ignorent les puces, les hémorroïdes et l’excès d’intelligence ».
Devant cette galerie de sottises, Gogol écrivait : « On dirait vraiment que tout est mort, que les âmes vivantes en Russie ont cédé la place à des âmes mortes, vulgaires, banales ». Les âmes vivantes sont, elles aussi, tout aussi mortes. Et Tourgueniev de s’écrier : « Comme notre Russie est triste ! » Dans cette épopée à la manière de Dante, à la suite des âmes nulles centrées sur leur platitude, Gogol aurait voulu faire découvrir l’idéal du peuple russe avec son esprit vif. Il ne lui a pas été donné de peindre les âmes ressuscitées dans la Russie éternelle.
Qui est donc Tchitchikov ?
Un acheteur d’âmes doué d’un sens pratique : gagner des sous à la sueur de son âme car « les sous ne trahissent jamais ». Il caresse un idéal de vie tranquille, entouré d’une progéniture. Plein de suffisance, animé d’une vulgarité satisfaite d’elle-même, il oriente toute son action à l’intérieur de ce monde, rien pour le monde à venir. L’homme n’a plus besoin de Dieu, c’est l’éternité en circuit fermé. Le diable symbolise ce qui est mensonge dans le monde. Saint Paul donne une mise en garde : « Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence » (Rm 12,2).
Imposteur, mystificateur, Tchitchikov ne laisse pas les âmes en repos, il les achète. On a pu voir en lui un diable incarné et, sans conteste, un Antéchrist. Or Gogol n’a pas été compris. Avec son talent unique d’exagération, sa verve, sa gaieté débordante, il voit la Russie entière secouée d’un rire énorme. Le voilà saisi d’effroi, il étalait les vices, cherchait à éveiller les consciences possédées par le mal. Au bal du gouverneur, le héros allonge une jambe qui soudain a l’apparence d’une queue. Là où Dieu n’est pas, il y a le démon, car l’enfer c’est de ne pas aimer, disait Bernanos. Notre époque a connu toutes sortes d’enfers, mais la parole de saint Silouane garde toute sa saveur : « Maintiens ton esprit en enfer et ne désespère pas. »
Le règne de l’Antéchrist entraîne la perte du sens de la vie. Le monde des Âmes mortes aspire à la prospérité, aux jouissances, mais il est assujetti à l’ennui, et c’est de l’ennui que sort le diable. Un jour, selon Gogol, il sera saisi d’un énorme bâillement et, dans sa gueule ouverte, il engloutira le monde. Or, durant toute sa vie, l’auteur des Âmes mortes chercha à chanter un hymne à la Beauté. Car le Beau, c’est l’être, et le laid, c’est le non-être. Au lieu de contempler la Beauté, il a vu des groins de porcs pointés sur lui. Une chose le préoccupe particulièrement : le rire du diable, d’un diable en veston, terrifiant de platitude pour faire croire qu’il n’existe pas. Mais la vérité existe, c’est le Christ. Si le diable vide la substance de l’homme, Dieu la remplit.
L’athéisme nie Dieu, pour affirmer que l’homme ne doit son existence qu’à lui-même. Plus l’athéisme est pur, plus il est sensible au Mal. Le Mal assumé à la manière de Gogol est une expérience purificatrice : si Dieu n’est plus là, reste le Mal et aucun consolateur à l’horizon. Telle est l’ambiguïté du Mal : d’une part il engendre un athéisme tragique, car l’homme peut résister au désespoir, au suicide, mais devant l’angoisse du non-sens, de l’absurdité de la vie, il peut perdre sa résistance. En ce sens, les Âmes mortes ne sont pas le vrai monde, elles sont le non-sens, l’effroi du néant. D’autre part, l’athéisme apporte une pierre à la foi, car l’existence du Mal peut être ressentie comme la preuve la plus éclatante de l’existence de Dieu. Le silence de Dieu ? Il a été révélé le Vendredi saint quand la foi à son tour proclame la mort de Dieu : « Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? », s’écrie le Christ, mais Il remontera des enfers trois jours plus tard.
Gogol est un membre affirmé de l’Église : « On dit que notre Église est inefficace, momifiée, alors que c’est nous qui sommes des cadavres et que l’Église est la vie. »
Sous le soleil de Satan
Né en 1888, Bernanos participa à la guerre de 14 qui le marqua profondément. Père de six enfants, il correspond à ce que Péguy appelle « un de ces grands aventuriers du monde moderne ». Ce n’est pas un intellectuel calfeutré dans son cabinet, il écrit dans des salles de café en la présence d’une humanité vivante, il parcourt le monde, ne s’enracine nulle part. Très jeune, il a un désir : se donner totalement à Dieu. Dans Sous le soleil de Satan, écrit en 1926, il évoque avec une force inouïe l’univers du surnaturel, un monde rongé par le mal et aussi par l’ennui, cet inséparable partenaire de Satan. L’auteur se sent porteur d’une vocation : convertir les cœurs. C’est une des raisons de la notable présence de prêtres dans la trame de ses romans. L’écriture est pour lui une vocation sacerdotale.
Dans le Prologue du roman, nous prenons connaissance de Mouchette, une petite provinciale plongée dans un ennui profond. Révoltée par la banalité de la vie quotidienne, mue par un esprit d’aventure, elle se donne au marquis de Cadignan. Devenue enceinte, elle est éconduite par le hobereau qui ne veut rien savoir et en qui elle reconnaît l’image d’un « papa lapin » qui l’a suivie toute sa vie. Au cours d’une scène dramatique un peu confuse, elle tue le hobereau de bas-étage, s’arrange pour qu’on croie à un accident, puis devient la maîtresse du docteur Gallet, un autre papa lapin, un bourgeois libidineux qu’elle prie en vain de la faire avorter. Mouchette tente de forcer son nouvel amant à partager son secret, mais, n’y parvenant pas, dans une crise d’hystérie, elle accouche d’un enfant mort-né.
Dans son impuissance à se faire entendre, à livrer son âme, constatant le refus de son entourage de croire à son crime, Mouchette tombe prisonnière de son acte, soumise à une possession diabolique. Une part d’elle-même est soustraite à Dieu comme aux hommes : « La voilà sous nos yeux cette mystique ingénue, petite servante de Satan, sainte Brigitte du Néant ». Elle ne laissera aucune trace sur terre hormis le meurtre qu’elle a commis.
Dans la deuxième partie, changement d’atmosphère. Sur scène paraît un vicaire de campagne, l’abbé Donissan, un être un peu sauvage, une âme tourmentée, adonné à une ascèse sévère qui inquiétait ses supérieurs. Dans une nuit de cauchemar passée sur la route menant à Etaples où il doit confesser des fidèles, il s’égare et se trouve inopinément recueilli par un maquignon d’une cordiale vulgarité. À sa grande horreur, il prend conscience d’avoir devant lui le Malin, qui s’avise de lui témoigner une odieuse tendresse. L’arrivée de paysans de sa connaissance va le tirer de ce mauvais pas.
Mouchette et le prêtre se rencontreront. Lui a le don de lire les âmes, il sait faire dire à la jeune fille son secret, il lui enlève l’orgueil de sa faute, elle qui avait appelé Satan. Dépouillée de tout, même de son crime, il ne lui reste plus qu’à se suicider. Mais l’abbé n’en reste pas là : « quand l’esprit de révolte était en vous, j’ai vu le nom de Dieu écrit dans votre cœur », nous dit-il dans sa clairvoyance. Il rapporte alors dans l’église le corps de l’agonisante, au scandale des fidèles.
Le Prologue prend ici tout son sens. Les destinées de Mouchette et de Donissan, si éloignées l’une de l’autre au regard des hommes, étaient en réalité surnaturellement liées l’une à l’autre. L’angoisse de Donissan peut apparaître comme un mystérieux choc en retour de la possession de Mouchette, et peut-être le prix auquel devait être acheté le salut de cette âme.
Dans la troisième partie, Donissan, devenu curé de Lumbres, auréolé d’une réputation de sainteté, se débat toujours avec ses scrupules religieux. Sa vocation profonde tient dans la conscience aiguë de l’action de Satan sur les âmes. Il ne cesse de le rencontrer, ce prince de ce monde, car il a un combat personnel à mener avec lui. « Dieu m’a inspiré cette pensée, dit-il, que je devais poursuivre Satan dans les âmes, et que j’y compromettrai mon repos, mon honneur sacerdotal et même mon salut. » Il essaie de ressusciter un enfant, est alors assailli par la foule, devient objet de vénération. Il mourra d’une crise cardiaque le jour où un célèbre académicien (Saint Marin, pseudonyme d’Anatole France) passé maître dans le maniement de l’ironie, était venu le visiter.
Sous le soleil de Satan est le drame du péché et de la sainteté, de la menace que fait peser Satan sur l’œuvre de la création divine. Bernanos reproche au monde moderne, aux prêtres en particulier, de ne pas parler de Satan, c’est-à-dire de nier les combats de la vie intérieure. Dans ce roman, le prince des ténèbres assume une présence visible, bien charnelle.
La lutte entre Dieu et Satan
Dans l’univers bernanosien il y a une seule erreur : c’est de ne pas savoir assez aimer, car « tout est grâce ». Mouchette souffre de l’ennui d’une provinciale (Satan aussi s’ennuie !) ; elle se donne au marquis de Cadignan non pas sous l’aiguillon du démon de la luxure, mais dans un élan d’indépendance, sous le démon de l’orgueil. Quand elle voit en Cadignan un papa lapin qui la laisse tomber, elle se venge, aspirée par le mal, en tirant sur lui. Bien qu’ayant répondu à l’appel de Satan, elle sera finalement sauvée. Malgré son suicide, elle demande à Donissan de la porter à l’église où elle mourra.
L’abbé Donissan est l’enjeu d’une lutte entre Dieu et Satan pour la possession d’une âme. Il est le champion de Dieu et a pour mission de donner une paix, paix qu’il ne connaîtra jamais, même s’il a le génie de la consolation, de la compassion. Avec son don de discernement, il lit dans le cœur des gens, aide ses paroissiens à lutter contre le mal. Pour lui, Mouchette fait partie de ces victimes innocentes qui appartiennent à l’Église invisible, au corps mystique du Christ où leur souffrance prend sens. Même à l’heure de l’agonie peut jaillir l’espérance de la résurrection.
Pour Bernanos, Satan est le personnage principal du roman, dont la ruse consiste à faire croire qu’il n’existe pas. Il est le « prince du monde », qui le nie. Il est une puissance de non-être, un vide qu’il faut combler, ce « mystère d’impiété » dont parle saint Paul, que « le Seigneur fera disparaître par le souffle de sa bouche » (2 Th 2,7).
Dans une scène centrale du roman (IIIe partie, chap. 3), Donissan est en route pour Etaples où on l’attend pour confesser. Il fait nuit noire, la scène est enveloppée d’un épais silence. L’abbé a perdu son chemin ; désorienté, il décrit un cercle, revient sur ses pas comme ensorcelé. Soudain « il voit ses yeux » et éprouve le vertige du vide à l’état pur. Satan éclate de rire, ou ricane en douce ; il se présente sous l’aspect d’un maquignon, mais en réalité il achète et vend des âmes, et non des chevaux. Il se glisse auprès du prêtre, lui colle soudain un baiser sur la bouche, et Donissan ne ressent qu’un froid intense, car « l’enfer c’est le froid ». L’abbé se rue sur son adversaire démoniaque mais ne rencontre que le vide. Une force monte chez ce prêtre, que Satan ne peut briser car elle vient de Dieu. C’est à travers les faiblesses de Donissan, dans le contrôle de sa volonté libre que peut se manifester la force du divin, comme l’écrit saint Paul : « ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse » (2 Co 12,9). Dans ce dialogue où deux voix s’affrontent, le prêtre résiste, ne se laisse pas dominer : « retire-toi Satan ! ».
À la fin de cette nuit, Donissan rencontre Mouchette, il constate à quel point son âme est vivante, mais son cœur fermé pour tous. Il a des paroles d’apaisement et de pardon : « Vous n’êtes point devant Dieu coupable de ce meurtre. Vous n’étiez pas libre et vous êtes dominée par une exigence d’absolu ». Il a le don de lire dans les âmes comme le faisait Jésus avec la Samaritaine (Jn 4), avec Nathanaël (Jn 1,47), comme le firent bien des disciples du Christ comme saint François d’Assise, le curé d’Ars, saint Séraphin de Sarov, d’autres encore. Le suicide est certes condamné, mais non le suicidé, car entre le geste et l’au-delà il peut y avoir dans une fraction de seconde un acte de repentir.
Conclusion
Dans les Âmes mortes, la présence de Satan se fait sentir à travers son absence — en réalité il n’est jamais absent même s’il veut nous le faire croire —, à travers cette banalité de la vie quotidienne, cet avachissement des propriétaires, cette indifférence à l’égard des morts, ou alors cette cupidité qui les pousse à tirer le meilleur profit d’un trafic d’âmes humaines. À cette galerie de morts-vivants devait succéder celle des ressuscités, jamais publiée.
Dans Sous le soleil de Satan il y a les bons et les méchants, ou plus précisément il y a les saints, qui ont gardé l’esprit d’enfance, et les malheureux, qui l’ont perdu. Il était paradoxal d’associer Satan, le prince des ténèbres, avec l’astre solaire éblouissant, dans le but d’aveugler ceux qui tâtonnent dans les abîmes de perdition.
Chez Gogol, la question du salut de l’âme ne se pose pas, nous sommes dans un cadre d’éternité fermé sur lui-même. Chez Bernanos, certains personnages peuvent se sauver, non pas seuls mais avec les autres. Cette idée revient sous la plume de penseurs russes tel Khomiakov et sa vision de la « sobornost » ou même Dostoïevski dans ses romans. Chez nos deux auteurs, l’enfer c’est de ne pouvoir aimer. Tel est le cas des morts-vivants de Gogol, comme de Mouchette et de ses papas-lapins. Par contrecoup, l’amour s’érige en meilleure preuve de l’existence de Dieu. Le choix de romans pour parler de Dieu n’est pas anodin. À la littérature peut être confiée la mission d’éveiller les esprits aux grands problèmes de l’humanité.
[1] Éd. Le Passeur, Paris, 2015.