Tremblement de terre à Haïti

Des cataclysmes en tous genres ne cessent de s’abattre sur la terre : séismes, éruptions volcaniques, raz-de- marée, tsunami. Aujourd’hui l’île d’Haïti – pauvre d’entre les pauvres – est frappée de plein fouet. Les images d’un monde disloqué, de regards hagards qui ont côtoyé l’horreur, défilent sur nos écrans de télévision.

Se pose alors l’éternelle question : pourquoi ? Pourquoi cet amas de douleur, pourquoi des innocents condamnés à périr, pourquoi Dieu laisse- t-il ainsi se déchaîner le mal ? A cette question il ne saurait y avoir d’explication rationnellement satisfaisante. Si vous voyez quelqu’un qui prétend expliquer l’origine du mal, disait François Mauriac, envoyez-le-moi, que je l’étrangle.

Nous pouvons dire une chose : Dieu n’a pas créé la souffrance, n’a pas créé la mort, il a voulu le bonheur de sa créature, mais celle-ci s’est détournée de lui, a choisi de vivre en autonomie – « vous serez comme des dieux » – et la conséquence de cette autosuffisance, de cette rupture, de ce péché, fut selon saint Paul, l’entrée dans la mort.

En face de la souffrance et de la mort nous nous trouvons devant un mystère, nommé par la Bible « mystère d’iniquité ». Même broyés par ce mystère, des hommes ont su maintenir une foi vivante. Sur Job fondent toutes les calamités possibles : perte de ses moissons, de ses enfants, de sa santé, et il hurle de désespoir : « que cette nuit soit stérile, que l’allégresse en soit bannie ! » (Jb 3,7); pourtant, il ne doute pas, des cris d’espérance jaillissent en lui : « Je sais que mon rédempteur est vivant… je le verrai » (Jb 19,25).

Dieu ne met pas fin arbitrairement au mystère d’iniquité, car il a créé non des robots facilement manipulables, non un univers bien lisse exempt de tout cataclysme, mais un monde où l’homme est libre, où il trouve en Dieu sa liberté. Dieu veut non des esclaves, non des automates, mais des amis, accessibles à l’amour. Or l’amour ne supporte pas la contrainte. Si Dieu, par un acte de sa toute-puissance, avait mis fin au mystère d’iniquité, il n’y aurait pas eu de séisme à Port-au- Prince, mais ce serait une autre création, sans liberté puisque sans amour. Dans ce sens, Dieu n’est pas tout-puissant, car il y a une chose qu’il ne peut pas faire, quelles qu’en soient les conséquences tragiques, c’est de contraindre l’homme à aimer. L’acte de la création contient un risque, que Dieu a voulu courir, comme le dit un Père de l’Eglise, saint Jean Damascène (VIIIe siècle) : « Si Dieu, prévoyant le mal, n’avait pas osé créer par peur du mal, le mal eût donc été plus fort que lui ».

Dieu est particulièrement présent en ceux qui souffrent, ceux-ci seraient-ils une multitude impossible à chiffrer, comme on ignore encore le nombre des victimes haïtiennes. En réalité le Tout-Puissant connaît un seul chiffre : le un, c’est-à-dire que chacune de ses créatures a autant de poids que la terre entière : « même les cheveux de votre tête, dit Jésus, sont comptés (Mt 10,30), et si Dieu nourrit les oiseaux, combien plus l’homme compte à ses yeux. Chacune de ses créatures est la préférée, aux yeux du Père.

Dieu n’est pas le premier moteur d’Aristote qui, impassible dans son empyrée, imprime un mouvement initial à tout ce qui bouge, comme ces plaques tectoniques qui, en se cognant, ont provoqué le séisme de Haïti. Dieu n’est pas cet horloger imaginé par Voltaire qui, une fois son mécanisme mis en place, se retire en toute indifférence, sans se préoccuper le moins du monde de la façon dont il va fonctionner.

Notre Dieu n’est ni impassible, ni indifférent, il est particulièrement présent dans le cœur de ceux qui sont durement frappés : souffrance des agonisants, souffrance des blessés, souffrance de ceux qui sont brutalement séparés d’un être cher. D’après saint Jean, « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a envoyé son Fils dans le monde non pour le juger, mais pour le sauver ». Job, qui était un juste – au même titre que bien des justes de Haïti – en avait déjà le pressentiment, qu’entre Dieu et lui un arbitre « viendrait poser sa main sur nous deux » (Jb 9,33). Cet arbitre, qui pose aussi sa main sur nous, c’est Jésus. Il prend sur lui tout le mal, toute la souffrance, et il les porte en lui lors de sa montée sur la croix. Pascal l’exprime ainsi : « Je pensais à toi dans mon agonie : j’ai versé telles gouttes de sang pour toi ». La douleur de l’homme alors devient la douleur de Dieu. Devant le tombeau de Lazare, « Jésus pleura ».

Dans son roman Les Frères Karamazov, Dostoïevski peint sous les traits du personnage d’Ivan l’homme révolté par la souffrance, et tout particulièrement la souffrance d’un enfant innocent. Tout en acceptant d’admettre Dieu, il « lui rend son billet ». Le jeune homme incarne la lignée de ceux qui, accablés par l’immensité de la douleur humaine, rejettent l’image d’un Dieu amour, voire l’existence même de Dieu. Son frère Aliocha lui répond : « Tu as demandé s’il existait un Être qui aurait le droit de pardonner. Cet Être existe, il peut tout pardonner, car c’est lui qui a versé son sang innocent pour tous ». Cet Être n’est pas le Dieu tout-puissant manifesté dans le tonnerre, ou dans la colère envers sa créature rebelle, c’est le Dieu vidé de sa divinité, comme un agneau mené à la boucherie, qui n’ouvre pas la bouche sous les insultes et les crachats, et qui monte volontairement sur la croix, car il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime. Le pape Jean-Paul exprime cette belle idée que, en Jésus-Christ, « la souffrance est vaincue par l’amour ». Aujourd’hui, Dieu pleure sur ses enfants de l’île d’Haïti. Tel est le sens de ceux qui, dans l’amour, s’unissent par la prière avec ceux qui souffrent, ou participent à ce vaste mouvement de solidarité humaine qui, un peu partout dans le monde, se mobilise pour porter secours aux victimes. Une solidarité concrète à laquelle nous devons nous joindre là où cela est possible.

Pourquoi les Haïtiens, nation déjà durement éprouvée ? Ici encore toute explication rationnelle est exclue. Et même si, un jour, les scientifiques parvenaient à prévoir les glissements des plaques tectoniques, pourrait-on imaginer de déplacer du jour au lendemain une population de deux millions d’habitants comme celle de Port-au-Prince ? On se heurte au mur des évidences.

Dans l’esprit de la loi de Moïse, les souffrances ou les malheurs qui assaillent l’homme sont le fruit de son péché. On peut encore rencontrer des chrétiens qui associent leurs épreuves (maladies, deuils, etc.) à une sanction divine. Je suis puni parce que j’ai péché ! Nous devons affirmer avec force que Dieu ne prend pas plaisir à châtier sa créature, qu’il veut le bien de celle-ci, et l’accompagne lorsqu’elle se débat dans l’épreuve. En Haïti le peuple, majoritairement croyant, s’est tout naturellement tourné vers Dieu dans la prière pour implorer ce que lui seul peut donner, une consolation qui n’est pas de ce monde. Un jour, cette question du châtiment divin est évoquée devant le Christ, à propos de dix-huit personnes sur qui s’est effondrée la tour de Siloé et qu’elle à tuées : « Croyez-vous qu’elles étaient plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis ». Et il ajoute ces paroles sur un ton comminatoire : « Mais si vous ne vous repentez, vous périrez, tous également » (Lc 13,4-5).

Par ces paroles, Jésus veut nous rendre solidaires non seulement à l’égard d’innocents écrasés par une tour, mais aussi à l’égard de tous ceux qui, de par le monde, comme les Haïtiens, souffrent d’un bouleversement tellurique. Saint Paul dit que la création est « livrée au pouvoir du néant » où l’a entraînée la chute de l’homme, elle gémit « dans les douleurs de l’enfantement » en attendant la révélation de la gloire de Dieu ». Si vous ne vous repentez pas », dit le Christ. Se repentir signifie sortir de son petit confort intérieur, manifester notre solidarité à l’égard des victimes comme à l’égard de ce cosmos qui, lui aussi, souffre et gémit d’après saint Paul. Il s’agit de mesurer notre attitude à l’égard de la nature.

Au jour de la Nativité, Dieu entre dans la chair des hommes, il assume la nature humaine. Au jour du baptême dans le Jourdain, Dieu entre dans l’eau, dans cet élément cosmique originel à partir duquel tout a été créé. Dans ce sens il y a une présence du divin dans tous les lieux de l’univers (présence ne signifie pas identification, ce qui serait du panthéisme). Le psalmiste en avait l’intuition : « La mer est à Dieu, c’est lui qui l’a faite ; la terre aussi, ses mains l’ont formée » (Ps 95,5). Nous sommes devant ce mystère de Dieu, présent en tout homme, en particulier lorsqu’il est souffrant, et présent dans la nature, en particulier lorsqu’elle « gémit dans les souffrances de l’enfantement ».

Il y a des jours où, comme aujourd’hui, il faut pleurer, et il y a des jours où l’on peut s’émerveiller. Comme saint François dans son Cantique des Créatures où il élève sa louange au Très-Haut : « Loué sois-tu, Mon Seigneur, avec toutes tes créatures, le Soleil, la Lune, l’Eau, la Terre… ». Toute souffrance, celle des hommes bien sûr, celle de la terre aussi, peut « être vaincue par l’amour ».  

Père Michel

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